Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/173

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Et le voilà, sans ressources, sur le pavé de Charleroi. C’était la misère. Il ne recula pas. Mieux la faim avec la liberté, par le monde, que le nutritif esclavage natal !


Des mois, des mois, il chemine à travers la Belgique et dans l’Est envahi de la France. Son courage et son endurance sont extraordinaires. Mangeant n’importe quoi, couchant n’importe où, il va, il va, douloureux, mais non triste ; il va, jusqu’à ce que la gendarmerie, de vive force, le ramène à sa mère, inquiète cette fois et rougissante et attendrie à la vue de son fils désastreusement hâve et guenilleux !

À ces primes pérégrinations de trimard il faut rapporter Roman, La Maline, Au Cabaret vert, Le Buffet, L’Éclatante Victoire de Sarrebruck, Le Dormeur du Val, Ma Bohême :

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal.
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou ;

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied contre mon cœur !

Sa veine poétique s’humanise et inaugure ce ton goguenard et pince-sans-rire, d’un déchirement si spécial, qu’on retrouvera dans tous ses écrits subséquents.


D’octobre 1870 à février 1871, sa mère ayant fait trêve un peu de sévérités et l’hiver sévissant, il demeura dans Charleville à fréquenter assidûment les bibliothèques où, comme l’a écrit Verlaine, il piochait les sciences, en de vagues bouquins très anciens et très rares : lectures entremêlées de force contes orientaux et libretti de Favart. Entre temps, il rythmait Mes Petites Amoureuses, Les Effarés, Les Poètes de sept ans, Le Cœur volé, Les Assis, Accroupissements, Les Pauvres à l’Église, L’Oraison du Soir, poèmes dont la nouveauté bizarre étonnera Verlaine. C’est également à cette époque que, par lettre, il déclare a M. Izambard être absolument écœuré par toute la poésie existante, par Homère, par Racine, par Hugo aussi bien que par les Parnassiens qui, sauf Verlaine, le dégoûtent. Il voulait devenir un voyant. Pour arriver à ce résultat, il décide qu’il s’enrichira le système sensoriel par tous les moyens, par l’ivresse, par l’aventure. Déjà, il rêve l’invention de ce verbe accessible à tous les sens, que, plus tard, il doit