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Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/377

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la revue blanche

bras déjà ; et quand il me sentait rompre, sans écarter ses jambes soudées, il développait les quatre os de son bras double dans l’horizontalité sinueuse d’un éclair vert triplement brisé.

Et je parai le premier coup en fauchant d’un coup de taille, près du coude, la main qui tenait l’épée ; et il me sembla voir trouble comme si une deuxième toile d’araignée s’étendait sur les œillères de mon masque, grillage non protecteur ; et Doublemain tentait de parer avec les trois os de son moignon ; et d’un deuxième coup du tranchant de ma lame je frappai son bras à son second humérus, et crus avoir la satislaction de voir réduits au normal ses membres extraordinaires.

Mais mon masque se fit plus obscur et je vis la nuit peuplée d’hommes rouges, et tenant mon estoc vers l’adversaire de ma main droite, j’ôtai mon faux visage de la gauche, regardant les œillères qui comme les yeux de ma face se fermaient, et collaient et soudaient leurs cils ; et je frappai une troisième fois en gémissant et tremblant de tout mon corps. Et sur la silhouette verdâtre du souvenir du moignon d’un seul os rouge, la taie orbiculaire se referma très lente, unissant en une épaisse membrane les deux barbes de cils blancs. Et j’erre aveugle dans la barque du rameur manchot, dont le bras droit saigne à ma gauche pour nourrir les bêtes métalliques du marais mort, et Doublemain rame puissamment de sa main sénestre, et, pendant que Salomon mon père surveille les djinns qui achèveront le temple, la barque tourne dextrorsum, comme un gyrin gigantesque dont on aurait ôté la moitié gauche du cerveau.

Alfred Jarry
23 août 1896.