Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/397

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Les Émigrés arméniens


Le samedi soir, 3 octobre, un défilé de misère traversa, à la gare de Lyon, la foule des joyeux Français arrivant des provinces pour voir le tsar à Paris. C’étaient les émigrés Arméniens. Ils venaient de Marseille, où des représentants de la Croix-Rouge et de l’Armée du Salut les avaient abrités et nourris pendant quelques jours ; ils passaient par Paris pour se rendre à Boulogne-sur-Mer et de là en Amérique, où ils comptaient trouver de l’ouvrage par les soins des deux sociétés religieuses, qui leur avaient payé le voyage. Des vieux, des femmes avec des enfants dans les bras, des fillettes, des jeunes hommes, vêtus de loques ou de vieux habits offerts, sans malles ni paquets, les yeux encore pleins de cauchemar, le visage frappé d’un désespoir effaré. Et c’était navrant de voir ces mères de famille et ces travailleurs chassés hors de leur pays par une main marâtre, privés du toit chaud et du pain gagné, livrés au hasard, à l’aumône et au mépris, s’en aller vers les pays inconnus et vers les vies à recommencer, avec des deuils dans le cœur et l’esprit hanté d’épouvantables visions.

Entassés dans des omnibus de la gare, ils passèrent, lamentable troupeau, sous les regards indifférents ou tout au plus étonnés et disparurent dans la foule en fête.

Trois jours après, le jour même de l’arrivée du tsar, un second convoi de cent soixante-dix Arméniens traversa Paris. Ils furent conduits au siège de l’Armée du Salut. Là on leur donna à manger, on leur distribua des vêtements, on soigna les malades, on consola les découragés. Le soir, la foule qui attendait devant l’Opéra la sortie du tsar, vit, sous les lumières et sous les gais drapeaux, passer la lugubre théorie de ces pâles loqueteux devant qui soldats et sergots s’écartèrent pour leur permettre de se rendre à la gare Saint-Lazare. Le reporter superficiel (un des rares ayant mentionné, dans la longue série des curiosités du grand jour, ce bizarre ornement de la fête) qui raconta, le lendemain, avoir aperçu sur le visage de ces étranges passants la satisfaction d’avoir vu la fête magnifique, n’avait pas compris ce que ces errants devaient vraiment sentir à la vue de l’apothéose de celui qui, du haut de son trône dominant l’Arménie, avait regardé avec indifférence l’égorgement de leurs cent mille frères.

Un troisième convoi de cinquante Arméniens arriva le 16 courant. Le soir, l’Armée du Salut organisait, dans la salle de la rue Auber, une réunion touchante : des familles françaises, appartenant plutôt au monde protestant, et quelques représentants de la colonie arménienne y assistaient. Des pasteurs adressèrent, des paroles d’encouragement aux exilés, et, sur la demande des assistants, les réfugiés racontèrent les horreurs