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Troisième lettre de Malaisie


Minerve. Septembre 1896.
Palais des Voyageurs.
Mon cher ami,

Rien, parmi les impressions qui m’assaillent ici, ne m’étonne plus que la déviation des idées socialistes. Le principe de la liberté semble avoir été nié tout d’abord à la descente même de Jérôme le Fondateur en ce pays. Militairement et tyranniquement il mena les révolutionnaires à leur idéal. Au reste il suffit de considérer ses statues, où il apparaît en une attitude martiale, les guêtres jusqu’aux genoux, les cheveux en coup de vent, les favoris rudes et courts, les sourcils joints, la lèvre mauvaise et rasée. Sous le plastron de sa redingote à jupe plissée, une poitrine maigre justifie les plis du bronze. Un geste historique lance sur l’espace la première poignée des semailles. L’autre poing serre comme une arme le manche de la charrue. Les pieds enfoncent dans le sol. À l’ombre d’arcades sourcilières très creuses, les yeux, petits, visent. Le nez lourd surplombe la fente de la bouche ricaneuse. Ces caractères de l’effigie désignent assez la rudesse de l’âme.

Son œuvre, aux premiers temps, fut d’ailleurs toute guerrière. Les tribus malaises s’inquiétèrent de ces hommes venus, sans marchandises, de la côte chinoise où les avaient laissés les bâtiments à voiles du commerce britannique. À peine hors des jonques qui les débarquèrent, ils connurent la traîtrise des embuscades, pendant les longues marches ténébreuses dans l’humidité des forêts. Cinq ans, il fallut, étape par étape, se frayer passage, en remontant le cours de fleuves nouveaux qui, par de soudaines inondations noyaient les camps provisoires ; et ces hommes fuyant l’Europe par haine de l’injustice, de la guerre sociale, trouvèrent, au seuil du paradis attendu, les batailles, les cruautés de supplices asiatiques pour les prisonniers et les traînards.

L’imminence du péril contraignit donc à la plus stricte discipline ces libertaires. Autour d’eux rôdait la sanction de la mort. Il fallut oublier toutes les revendications, tous les espoirs d’individualité solitaire. Quand on eût conquis les hauts plateaux, établi la défense des accès, découvert enfin un pays salubre, des eaux propices, des gisements de houille et de métal, un humus fertile, et battu les épis de la première moisson, ce sens d’obéir occupait la raison de tous. Jérôme n’eut qu’à promulguer ses lois.

Ce fils de maquignon picard eût-il couvé la vulgaire ambition