Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/376

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là, le fusil en arrêt, et commandés par un jeune officier à l’air important. Je ne me rendais pas du tout compte du danger. Ce déploiement de forces et l’air fanfaron du petit officier, tout cela me fit rire, ce qui le vexa. « Votre mari ? — Il n’y est pas. — Il a fait comme les lâches, il s’est sauvé. — Vous comprenez bien-qu’il n’allait pas vous attendre. » On fouille dans tous les meubles, on disperse les paquets de lettres. Le petit officier se redressant encore, dit avec noblesse : « Je suis de la famille Randon, Madame. » (Ces Randon étaient de gros marchands de vins de l’île Saint-Louis.) Je réponds : « C’est eux qui m’ont vendu mon vin-. » Alors lui : « Je regrette, Madame, qu’ils aient vendu du vin à de la canaille comme vous, quand ils servent des gens si honorables, des fournisseurs de l’armée. » Je trouvais le jeune militaire assez ridicule et ne m’effrayais pas encore. Mais voilà qu’on me fait sortir. On me mène d’abord à Notre-Dame, puis à la place du Châtelet. On tirait encore des coups de fusil à droite et à gauche. Je vois fusiller sur la place un jeune homme aux beaux cheveux noirs, qu’on disait Vallès. Il tombe en criant : « Vive la République ! » Dès les ponts franchis, j’avais été insultée, surtout par des femmes.

— Par des femmes élégantes ?

— Par des femmes du peuple. J’en revois une en caraco rouge et en savates, montée sur un banc, et qui criait : « Oh ! cette sacrée putain, elle a des bottines neuves et nous n’avons même pas de souliers ! » Si, à ce début de mon voyage je n’ai pas été écharpée, je le dois sans doute à l’air modeste que j’avais alors, un air de petite dévote, waterproof et chapeau noir. Mes soldats avaient pourtant de la peine à tenir la foule en respect. On criait : « Fessez-la, enlevez-lui son chignon ! » Nous étions maintenant en route pour la place Vendôme. Je vois des maisons brûlées, fumantes, des pompiers casqués. Ça me faisait l’effet d’un décor de théâtre. Sur mon passage, on criait à la pétroleuse. Place Vendôme, calme. Des troupiers sales, noirs de poudre, se reposaient. On leur amenait une pétroleuse jeune. J’appris ce que c’était que des plaisanteries de corps de garde. Sans arrêt à la place Vendôme, on me réexpédia sur le Châtelet. Ce qu’on cherchait, c’était, je crois, ce qui s’appelle en langage militaire, « la place ».

Je n’avais pas le courage de passer de nouveau par la rue de Rivoli. J’y avais été trop insultée. Mes soldats consentent à passer par la rue Saint-Honoré. Je leur en suis encore reconnaissante. Nous sommes maintenant au Châtelet. On me conduit au foyer. Il était plein de gens qui se tenaient dans les poses les plus désespérées. Je songeais au fameux tableau l’Appel des condamnés [Madame N… est la femme d’un peintre], ce qui me fit sourire. Mais immédiatement je me désespérai, car ces soldats qui m’avaient arrêtée, qui par conséquent étaient un peu renseignés sur-moi, je les considérais comme ma sauvegarde, et voilà qu’ils partaient. On inscrivit d’abord Mme Régère. Elle avait sur elle l’écharpe de son mari, membre de la Commune. Elle était en demi-deuil et portait à son