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Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/513

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Les Goncourt et l’idée d’art
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Acquisition douloureuse du don.

Toutefois, leur élan de néophytes se heurta tout d’abord à la pénurie du don d’exécution. Bien que leur désintéressement des passions et de l’acte eût dû les déterminer à décrire, par les procédés de la palette, la seule extériorité des choses, c’est le mot qu’ils choisirent comme élément de transsubstantiation des réalités. Or, le mot comporte un double emploi, l’un artiste, mais l’autre purement explicatif et, à vrai dire, commercial. À ce dernier titre, il est le truchement naturel adopté par tous pour le trafic journalier ; il est asservi à faciliter comme une monnaie de billon les échanges entre les hommes et c’est le don subtil dévolu à l’écrivain de le différencier pour son usage de ce métal vulgaire. « Un désir indéniable à mon temps, a dit M. Mallarmé, est de séparer, comme en vue d’attributions différentes, le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel. » De sens trop aiguisés pour n’avoir pas sitôt discerné la nuance, les Goncourt tentèrent désespérément de raffiner leur langue, de lui conférer la valeur artiste.

Il semble que la tentative en ce sens de Jules de Goncourt fût plus directe ; il sentit plus fortement la valeur autonome du mot, sa personnalité expressive et s’attacha à en découvrir le secret : « À mon sentiment, a écrit Edmond de Goncourt, mon frère est mort du travail et surtout de l’élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase, du travail, du style. » Dans Manette Salomon, dans Charles Demailly, se retrouve la trace de ce labeur acharné qui le retenait des heures et des journées, peinant sur des pages écrites en commun et jugées tout d’abord satisfaisantes, s’ingéniant, s’exaspérant à gonfler la phrase d’un rythme, à galvaniser les mots, à les cingler d’épithètes, à varier l’imprévu des tours, à créer cette substance vivante, le style. Et ce sont de savoureux morceaux où le mot foisonne, où l’image jaillit et se brise et retombe en pluie de vocables étoilés, où la recherche et la fantaisie des idées le disputent à l’alacrité clownesque et bariolée de l’expression. La connaissance est complète des ressources abstraites et des significations du mot et cette langue rivalise par la précision et l’acuité avec quelques idiomes du xviie siècle, avec telles proses alertes et batailleuses de Diderot, de Chamfort, de Rivarol. On n’oserait prétendre pourtant que de ces pages verveuses, où s’épanouit le talent dans son efflorescence, s’exhale cette sonorité vivante qui est l’âme même du style.

N’est-ce pas à propos de l’œuvre des Goncourt que fut inventée cette expression d’écriture artiste qui depuis fit fortune ? Ce terme d’écriture me paraît assez justement caractéristique en l’espèce, parce qu’il exclut précisément de l’appréciation qu’il émet les qualités sonores du mot, pour ne tenir compte que de sa valeur en quelque sorte algébrique. Mais la valeur du mot, comme élément d’art, est précisément d’être une sonorité au même titre qu’un ton