Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/543

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Alors, l’émotion du soir met les lèvres de Pythie sur mes lèvres. Tout son corps tremble contre ma poitrine… « — Tu vas mourir, dit-elle ; je sens que tu vas mourir… ; et je commence à te chérir pour ta faiblesse touchante. Tu vois. Je n’ai plus de bonté à l’égard de ceux qui ne sont pas les gaines de ton âme. Je ne regarde que le pays qui attire ta vision. Plus un parfum ne m’enchante s’il ne t’a plu ; j’admire la grandeur de ta barbarie qui résiste aux séductions de notre vie favorable et logique, pour, contre cette puissance, mesurer ton effort inutile. D’abord, j’ai méprisé ce besoin dont tu es imbu de te croire le centre du monde, d’imaginer ta liberté, ta noblesse, tes traditions, de respecter l’élan de ta race en toi. Moi, je ne comprenais que la fusion de l’individu dans le corps social, et sa contribution à l’âme universelle où il se perd. Je ne comprenais que cela, et je me donnais à tous les désirs de procréation, à la vie de tous, à l’instinct total des hommes. Je vivais l’orgueil de respirer par toutes bouches et de penser avec tous les cerveaux. Tu es venu, avec tes idées de jadis ; avec les folies de l’autre temps ; avec la jactance puérile du sauvage qui aime se dire incomparable. Tu rassemblas tout en toi. Je dispersais moi en tout. Et nous voici, ce soir, émus d’une palpitation pareille, sans que j’aie rien nié de ma foi, sans que tu aies rien nié de la tienne. Pourtant je sais que tu vas trahir mon idée. Ma volonté n’a point la force de te vaincre ; et je laisserai ton caprice détruire l’œuvre admirable…, afin de te complaire ; et je souhaite que tu trompes la vigilance des espions pour retirer aux peuples la chance ici concertée de leur affranchissement. Comme tu m’as changée, toi, toi !… toi qui me fais l’ennemie de mes espoirs, de mes croyances, de tout ce qui constituait mon être… Et je ne devine point la cause de ce changement. Tu es là ; je n’existe plus qu’en toi… Oh, tes lèvres, et la force de tes yeux !… »

Dire l’exaltation de mon triomphe — sur cet esprit vaincu par le mystère de l’amour, sur cet esprit logique et puissant, vaincu par le seul mystère de l’amour ! — Je ne saurais…

Nous consommons des soirs ainsi, au bord de la mer de nuages, alors que s’appellent les nefs aériennes dans le ciel constellé…

Telle fut la dernière lettre que je reçus de mon ami espagnol. Il n’a point reparu dans notre Europe. Sa famille demeurée sans nouvelles fit certaines démarches auprès du ministre pour savoir ce qu’il était advenu du diplomate et de sa mission. Une note récemment envoyée par le gouvernement de Manille prévoit que les pirates montant une embarcation d’insurgés philippins durent capturer l’aviso portant le fonctionnaire. Jusqu’à ce jour une enquête administrativement poursuivie n’a donné aucun résultat précis.

Paul Adam