Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/545

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Bacchus ou Liber, « à la fois celui qui féconde et affranchit », la vie intarissable et éternelle dont tous les hommes, maîtres ou esclaves, sages ou criminels, citoyens ou étrangers, ne sont que des manifestations équivalentes et passagères : « L’homme, s’écriaient les nouveaux prophètes, est toujours bon et saint, lorsqu’il s’abandonne aux inspirations infaillibles de l’instinct universel, conformant toute sa vie aux devoirs sacrés de l’affection mutuelle et de l’amour égalitaire ! »

Des femmes s’empressaient autour d’eux, dévêtues, cheveux épars, confirmant par l’apostolat de leurs caresses l’éloquence captieuse des hommes : « Malheur à l’ennemi de la Nature ? Qui donc saurait prévaloir contre elle ? » et, symbolisant le dogme, elles plongeaient dans les eaux du Tibre des torches de soufre natif et de chaux vive qu’elles retiraient ensuite tout allumées. Alors, un serment était proposé aux néophytes : « Je jure de travailler à l’affranchissement de l’humanité ; de ne rien distraire du patrimoine commun à tous, ni mes biens, ni mon amour. Je jure de mépriser toutes les lois, toutes les institutions qui oppriment l’homme et le pervertissent, mariage, famille, patrie, société. Et, dans la conquête du bonheur universel, rien ne me paraîtra coupable[1], ni la rapine, ni le meurtre, ni le sacrilège. » Ceux qui refusaient de prêter le serment et prétendaient réfuter les arguments des docteurs étaient sur l’heure et impitoyablement immolés en sacrifice ; une machine enlevait les rebelles et engloutissait leurs corps déchiquetés dans un ossuaire mystérieux qui les gardait infailliblement contre les recherches de la justice et des proches : en sorte que l’ivresse du sang répandu jointe à celle du vin et aux fureurs du fanatisme mettait les conjurés en disposition de tout entreprendre et de ne rien appréhender.

Dès le début du 11e siècle avant notre ère, les orgéons de l’Italie centrale étaient déjà organisés et n’attendaient plus qu’une occasion favorable pour détruire la société et organiser le bonheur universel. En 198 (556 de Rome), au bruit des échecs déshonorants que Philippe de Macédoine venait d’infliger en Grèce aux armes romaines, ils résolurent d’agir. Le consul Sextus Aelius avait emmené deux corps d’armée dans la Gaule cisalpine, laissant Rome dégarnie de citoyens ; et c’était l’heure où Hannibal, le remueur d’hommes et de pensées, préparait à Carthage, dans l’ombre du palais des Suffètes, l’insurrection du monde contre Rome. Les sociétés du Latium et de l’Étrurie décrétèrent la révolte : on devait s’emparer d’abord des colonies latines de Séties, Norbes et Circeiès, à la faveur d’une fête, massacrer tous les bourgeois, incendier les villes, et, précédés d’épouvante, marcher sur Rome, tandis qu’au signal, les orgéons étrusques prendraient les armes, occuperaient Préneste et tendraient la main à leurs frères.

  1. « Nihil nefas ducere ». Tite-Live (livre 39, ch. 13).