Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/62

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d'ironie, de colère, de gaieté étrange. Par quelle folie de contradiction ce lyrique se condamne-t-il à ne plus aimer que Voltaire — particulièrement ses tragédies — et La Rochefoucauld, Champfort, Galiani, Stendhal, Hume, Mill, Spencer ?

Il nous faut parler aussi d'un court roman d'amitié qui se noua et se dénoua entre ces deux années. Nous avons déjà dit comme se mêlaient étrangement en Nietzsche l’orgueil intellectuel, la tendresse du cœur. Il ne pouvait pas ne pas aimer. Il avait besoin de soumettre à l'amour jusqu’à cet orgueil, et de se créer, par l’imagination, des directeurs de pensée. Richard Wagner fut le premier. Le second fut le docteur Paul Rée. C'était un jeune médecin positiviste. Nietzsche le rencontra par hasard et se donna à lui. Le docteur Paul Rée vint le voir chaque jour et l'initia à ta physiologie, à la psychologie expérimentale, et aux œuvres des sensualistes français, Condillac. Iïelvérus, d’Holbach.

C’est en ce temps-là que Nietzsche trouva Informe définitive de sa production : non pas l'aphorisme classique, comme il se plaisait à le croire ; mais le fragment — le fragment jeté à la Pascal, lyrique, rapide, d’autant plus beau que plus bref. Il écrivait constamment, sans plan, sans but : en 1878, deux volumes se trouvèrent achevés. Nietzsche les publia sous ce titre : Humain» trop humain» « dédié aux disciples de Voltaire pour la célébration du centenaire de sa mort ».

Humain, trop humain, comme plusieurs autres œuvres de Nietzsche, date, par sa publication, « l’adieu » aux pensées qu’il exprime[1]. Nietzsche était négatif par une sorte d’artifice intellectuel, pour se défaire de toute idée romantique ou chrétienne. Mais la vérité de sa nature, affirmative et lyrique, se développait sans cesse au plus profond de son âme : tout y était ruines, et soudain tout y redevint beauté. Il n’y a ni Dieu, ni raison ? Du moins le monde existe, et s’il n’existe pas, du moins je crois qu’il existe, et pour moi c’est assez. Rien n’est vrai ? Du moins il est certaines choses que j’aime, et d’autres que je n’aime point : ces goûts seront, d’instant en instant, mes vérités. Le monde est néant ?pourquoi ? Le monde est tout. « J’avais dit non ; je dis oui ; je m’étais pénétré de tous les pessimismes, abreuvé de tous les nihilismes ; voici que mon œil s’ouvre à l’idéal contraire — je veux l’homme le plus orgueilleux, le plus vivant, le plus affirmatif ; je veux le monde, et le veux tel quel, et le veux encore, le veux éternellement, et je crie insatiablement : Bis! et non seulement pour moi seul, mais pour toute la pièce et pour tout le spectacle, et non pour le spectacle seul, mais au fond pour moi, parce que le spectacle m’est nécessaire — parce qu’il me rend nécessaire — parce que je lui suis nécessaire — et parce que je le rends nécessaire — comment ? n'est-ce pas là — circulus vitiosus Deus ? » Deus : le mot est dit. Le monde est Dieu, ou l’homme, ou tous deux. Nietzsche n’en est pas à la précision près. Mais il est rendu au mysticisme, qui est toute sa nature ; il est fécondé. En quatre ans, il écrit six volumes.

  1. « Chacun de mes livres est un adieu. »