Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/64

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Premier fragment.


Début d’une petite autobiographie intitulée AUS MEINEM LEBEN, écrite au mois d’août 1858 et publiée récemment par Mme Elisabeth Forster-Nietzsche.
Il allait avoir quatorze ans.


Quand on est grand, ou ne se souvient d’ordinaire que des points les plus saillants de la première enfance. À vrai dire, je ne suis pas encore grand, j’ai à peine derrière moi les années d’enfance et de gamin, et pourtant que de choses se sont évanouies déjà de ma mémoire, et le peu que j’en sais ne s’est conservé que par tradition. La file des années s’envole à mes yeux comme un rêve confus : aussi m’est-il impossible de m’attacher aux dates pour les premières années de ma vie. Néanmoins quelque chose de clair et de vif se dresse à mon âme, et que je veux peindre uni à l’obscurité et à l’ombre. Qu’il est toujours instructif d’observer la formation graduelle de l’intelligence et du cœur, et en cela la direction toute-puissante de Dieu !

Je suis né à Rœcken, près Lützen, le 15 octobre 1844, et je reçus au saint baptême le nom de Frédéric-Guillaume. Mon père était pasteur de ce lieu et aussi des villages voisins de Michlitz et de Bothfeld. Image accomplie d’un prêtre de campagne ! Doué d’esprit et d’âme, orné de toutes les vertus d’un chrétien, il vivait une vie silencieuse, simple et heureuse, et il était respecté et aimé de tous ceux qui le connaissaient. Ses manières fines, son tact enjoué le faisaient aimer partout dès qu’il apparaissait. Les belles-lettres et la musique occupaient ses heures de loisir. Il jouait du piano et improvisait surtout avec une facilité remarquable.

[Ici manquent quelques feuillets. À dix-sept ans, Nietzsche les déchira dans un mouvement de colère, et sa sœur Mme Elisabeth Fœrster-Nietzsche eut beaucoup de peine à sauver tout le manuscrit de flammes. Leur père avait été gouverneur chez le duc d’Allenburg avant d’être nommé pasteur en ce « village idyllique » de Rœcken. L’évocation de ce souvenir déplut, paraît-il, à Nietzsche, alors dans le premier feu de ses sentiments républicains. Il rougit d’avoir peint le « serviteur d’un prince » en un père si vénéré.

On lit plus loin :]

Le village de Rœcken est à une demi-heure de Lützen, près de la grande route. Tout voyageur, qui le rencontre sur sa route, lui jette un regard ami, car il s’étend là vraiment aimable, avec ses bocages et ses étangs. Le clocher de l’église, couvert de mousse, frappe tout d’abord les yeux. Je me souviens encore très bien avoir été un jour de Lützen à Rœcken avec le cher père, et comment au milieu du chemin les cloches aux sons élevés se mirent à saluer les fêtes de Pâques. Ce son retentit si souvent en moi, et me rend la mélancolie de la chère et lointaine maison paternelle… Le cimetière voisin vit encore devant moi ! Que de questions j’ai posées, lorsque s’ouvrait