Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/70

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tyran. Le raisonnement fut alors deviné sauveur, il ne dépendit ni de Socrate, ni de ses malades, d’être raisonnable, — cela fut de rigueur [1], cela fut leur dernier moyen. Le fanatisme, avec lequel toute la méditation grecque se jette sur le raisonnement, trahit une détresse : on était en danger, on n’avait que le choix : ou couler à fond, ou être absurdement raisonnable… Le moralisme des philosophes grecs à partir de Platon est conditionné pathologiquement ; de même leur estime de la dialectique. Raison = Vertu = Bonheur, cela veut simplement dire : il faut imiter Socrate et établir en permanence un jour lumineux contre les appétits obscurs — le jour lumineux de la liaison. Il faut être sensé, clair, lumineux à tout prix : toute concession aux instincts abaisse vers l’inconscient...


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J’ai donné à entendre comment Socrate fascine : il apparut comme un médecin, comme un sauveur. Est-il nécessaire encore de montrer l’erreur qui était dans sa croyance en la « Raison à tout prix ? » — C’est la duperie par soi-même des philosophes et des moralistes, qui s’imaginent échapper à la décadence, par cela seul qu’ils lui font la guerre. Y échapper est hors de leur pouvoir : ce qu’ils choisissent comme moyen, comme salut n’est lui-même qu’un nouveau signe de la décadence — ils en métamorphosent le signe, ils ne l’éliminent pas elle-même. Socrate fut une méprise ; toute la morale de perfectionnement, y compris la morale chrétienne, fut une méprise… La trop vive lumière du jour, la Raison à tout prix, la vie claire, froide, prudente, consciente, sans instincts, en lutte contre les instincts ne fut elle-même qu’une maladie, une autre maladie — et non une issue vers la « Vertu», vers la « Santé», vers le Bonheur... Il faut vaincre les instincts — c’est la formule pour décadence : si longtemps que la vie s’élève, le bonheur lui-même est un instinct.


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— A-t-il même aussi compris cela, cet homme le plus sage de tous ceux qui se dupèrent eux-mêmes ? S’est-il dit finalement cela, dans la sagesse de son courage envers la mort ?… Socrate voulut mourir : — ce ne fut pas Athènes, mais lui-même il se donne la coupe de poison, il força Athènes à la coupe de poison… « Socrate n’est pas un médecin, se dit-il tout bas : la mort seule est ici médecin… Socrate lui-même fut seulement longtemps malade… »


Frédéric Nietzsche
(Traduit par Daniel Halévy et Robert Dreyfus.)
  1. Ces deux derniers mots en français dans le texte.