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Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/170

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d’un été finissant, ce bonheur indiciblement profond d’une dernière jouissance, la dernière et la plus courte de toutes ; il connaît une mélodie pour ces minuits de l’âme intimes et inquiétants où cause et effet paraissent disjoints et où à tout instant quelque chose peut surgir du Rien. Le plus heureusement du monde il puise tout au fond du bonheur humain et pour ainsi dire à la coupe vidée où se trouvent finalement confondues les gouttes les plus acres avec les plus douces. Il connaît ce glissement de l’âme qui ne peut plus ni sauter, ni voler, qui ne peut plus même aller ; il a l’aspect farouche de la douleur cachée, de l’intelligence qui voit sans espoir, de l’adieu sans aveu ; comme l’Orphée de toutes les misères intimes, il est le plus grand de tous et il a été le premier à introduire dans l’art bien des choses qui paraissaient inexprimables et même indignes de l’art — les révoltes cyniques, par exemple, dont seul est capable l’homme qui a épuisé la souffrance, de même tout cet infiniment petit et ce microscopique de l’âme qui forme comme les écailles de sa nature amphibie. Oui, dans l’infiniment petit il est passé maître. Mais il ne veut pas l’être ! Son caractère se plaît bien plutôt aux grands panneaux, aux grandes fresques audacieuses. Il lui échappe que son esprit a un goût et une inclination autres — une optique opposée — et se trouve le mieux dans les recoins tranquilles des maisons en ruines : là caché, caché à lui— même, il écrit ses vrais chefs-d’œuvre, qui tous sont très courts, longs souvent d’une seule mesure — là seulement il est absolument bon, grand et parfait, là peut-être il est unique. Wagner est un qui a beaucoup souffert — c’est là sa supériorité sur tous les autres musiciens. — J’admire Wagner partout où il se met lui-même en musique.

Où je fais des critiques

Cela ne veut pas dire que je tienne cette musique pour saine, surtout quand elle parle de Wagner.

Mes critiques contre la musique de Wagner sont des critiques physiologiques, à quoi bon revêtir encore ces critiques de formules esthétiques ? L’esthétique n’est pas autre chose qu’une physiologie appliquée. — Mon fait, « mon petit fait vrai »[1], c’est que je ne respire plus facilement dès que cette musique agit sur moi ; qu’aussitôt mon pied s’agace contre elle et se révolte : il sent le besoin de la cadence, de la danse, de la marche — le jeune empereur lui-même ne peut marcher suivant la marche impériale de Wagner — il demande à la musique les délices que l’on trouve dans une bonne allure, dans la marche, dans la danse. — Mais, est-ce que mon estomac, mon cœur, ma circulation ne protestent pas à leur tour ? et mes entrailles ne souffrent-elles pas ? Et de plus est-ce que je ne deviens pas subitement enroué ?… Pour entendre

  1. En français dans le texte.