Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/352

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Puisse la société, cette nature « meilleure », leur être aussi clémente que celle-ci l’est à ceux qui vont se multiplier ! Les gens se retournaient indulgents ou amers, offusqués de la lumière que fait dans un chemin un couple entrelacé. Que donnerait-elle à l’union de ses enfants, la société ? La nature leur donnait les feuilles vertes, le soleil, l’azur clair, l’air plein de joie. Et ils allaient, sentant leur être s’agrandir… Les voyant s’agrandir, la nature de son regard de mère, les suivait.

Ils burent tout leur bonheur, se serrant l’un contre l’autre pour qu’il n’en tombe pas une goutte en dehors d’eux, se serrant fort, très fort, pour que pas une pensée autre ne se glisse en leur étreinte, se serrant, se pressant l’un l’autre tant qu’ils pouvaient, pour s’entrer l’un dans l’autre dans la chair et dans l’âme, afin de s’emporter vifs, lui elle, et elle lui, imprégnés, saturés et gorgés l’un de l’autre, et s’appuyant très fort, le plus fort possible, l’un contre l’autre, comme pour faire tenir et pour tasser de force en cet unique jour, — puissent-ils ne vivre qu’un jour ! — toute la joie de la vie.

Tomba la nuit, chaude dans de l’or, ombrant de rouge les splendeurs métalliques du couchant. Ils allaient toujours, ivres, entre lacés, sans s’arrêter, dans un rêve fou, — de ces rêves qu’on sait être des rêves. Et cependant ils revenaient vers la ville lumineuse, fuyant l’ombre du bras que la nuit étendait.

Alors le soleil sombra. Mais dans un geste d’adieu du plus chaud de ses rayons, il jeta à la volée toute une pluie d’or au ciel, et ne laissa à la nuit le champ parcouru de l’azur, que l’ayant, de toutes ses étoiles, ensemencé. Solennelle, la nuit s’abattit, radieuse. Elle enferma sous son couvercle fatal toutes les joies qui furent en cette journée de plus qu’avait vécue le monde…

En cette journée qui fut une des choses passées.

Fin de beau jour ! Mais les amants, extasiés, en plus de joie présente, savouraient toute celle qui venait de fuir ; ils oubliaient tout leur amour en plus d’amour, comme on oublie, en contemplant les étoiles, le soleil qui se vient d’éparpiller en astres.

Jean repensa alors les rêves éloignés, oh ! si loin ! — droits, révoltes, libertés, luttes, espoirs, tout ce qui agitait les hommes loin de l’amour, tout ce qu’il voulait… changer, régénérer, il ne sait… de l’espèce humaine ! — plus loin que cette poussière d’or criblant le ciel, qu’il eût plus facilement retournée de sa main, que la plus légère, la moins tenace des âmes.

Étreignant sa Georgette, sa femme, il se fortifia d’elle contre l’assaut des pensées. Il était d’autres formes à remplir de sa vie que le creux des utopies. Changer les hommes ! Il pouvait bien plus : en créer. Rêves d’enfant incompris, sornettes pour malheureux, sombres désirs que la nuit profonde des douleurs revêt seule de l’apparence d’une pâle, vague clarté, paradis de malade et fantaisies de pauvres, républiques futures ! — sain, puissant, heureux, riche !… il avait bien plus beau, bien plus grand que vous toutes :