Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/415

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Pour parler par comparaison, Napoléon fut un exemple de ce « retour à la nature » comme je le comprends (ainsi in refus tacticis, et plus encore, comme le savent les soldats, en matière stratégique). Mais Rousseau, — où vraiment voulait-il revenir ? Rousseau le premier homme moderne, — l’idéaliste et la canaille en une seule personne. Rousseau, qui avait besoin de « la dignité morale » pour soutenir son propre aspect ; malade d’un dégoût effréné, d’un mépris effréné de lui-même. Rousseau, cette monstruosité qui s’est campée au seuil des temps nouveaux, où voulait-il revenir avec son retour à la nature ? Je le demande encore. Je hais encore Rousseau dans la Révolution ; elle est l’expression historique universelle de cet être en partie double, idéaliste et canaille. La farce sanglante qui se joua alors, « l’immoralité » de la Révolution, tout cela m’est égal ; ce que je hais, c’est sa moralité à la Rousseau ; — les soi-disant « vérités » de la Révolution par lesquelles elle exerce encore son action et sa persuasion sur tout ce qui est plat et médiocre. La doctrine de l’égalité ! — Mais il n’y a pas de poison plus vénéneux, car elle paraît prêchée par la justice même, alors qu’elle est la fin de toute justice... « Aux égaux, égalité, aux inégaux, inégalité. » — Tel devrait être le vrai langage de toute justice ; et ce qui s’ensuit nécessairement, « ne jamais égaliser des inégalités ». — Cette doctrine de l’égalité entraîna tant d’horreurs et de scènes sanglantes, qu’il lui en est resté, à cette « idée moderne », une sorte de gloire et d’auréole, au point que la Révolution, par son spectacle, a égaré jusqu’aux esprits les plus nobles. Ce n’est pas une raison pour l’en estimer plus. Je n’en vois qu’un qui la sentit comme elle devait être sentie, avec dégoût — Gœthe…




Gœthe. — Événement, non pas allemand, mais européen : tentative grandiose de vaincre le xviiie siècle par un retour à l’état de nature, par un effort pour s’élever au naturel de la Renaissance, par une sorte de contrainte exercée sur lui-même dans le sens de cette époque.

Il en portait en lui les instincts les plus forts, les facultés affectives, l’idolâtrie de la nature, l’antihistorique, l’idéalisme, l’irréel et le côté révolutionnaire (ce côté révolutionnaire n’est qu’une des formes de l’irréel). Il eut recours à l’histoire, aux sciences naturelles, à l’antique, ainsi qu’à Spinoza, et avant tout à l’activité pratique ; il s’entoura d’horizons bien définis ; loin de se détacher de la vie, il s’y plongea ; il ne fut pas pusillanime et, autant que possible, accepta toutes les responsabilités. Ce qu’il voulait, c’était faire de l’homme un tout ; il combattit la séparation de la raison et de la sensualité, du sentiment et de la volonté, — prêchée dans la plus repoussante des scolastiques par Kant, l’antipode de Gœthe ; — il se disciplina pour atteindre à l’être intégral ; il se fit lui-même… Gœthe, au milieu d’une époque aux sentiments irréels, était un réa-