Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/90

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plus vieilles familles, tandis que la populace s’asseyait aux places des chevaliers et des sénateurs et mangeait gloutonnement les victuailles qu’il lui distribuait ; lui-même mangeait gaiement sa part et prétendait qu’on l’imitât à ce banquet égalitaire. Le meilleur moyen qu’eût un bourgeois pour lui plaire était d’accepter de bon cœur cette confraternité de plaisirs populaires : deux chevaliers qui mangeaient de bon appétit conquirent aussitôt sa faveur ; il envoya à l’un sa part du souper, à l’autre un billet par lequel il le nommait préteur. Il conçut un État sans dieux, sans patrie, sans famille, sans lois, sans riches et sans nobles, où la vie coulerait doucement dans les bras de la Volupté. Il fit décapiter toutes les statues des dieux, transforma le temple de Castor et Pollux en antichambre de son palais et insulta publiquement Jupiter pour montrer au peuple l’inanité de sa puissance. Prétendant abolir, avec le patriotisme, l’instinct de la guerre, il renversa les statues des grands généraux, proscrivit Homère qui exaltait les combats, Virgile qui chantait les origines de Rome et Tite-Live qui en célébrait les grandeurs, défendit de célébrer l’anniversaire de la bataille d’Actium, et, pour bafouer la gloire militaire, amena toute une armée aux bords de l’Océan, fit sonner la charge et ramasser les coquillages épars sur la rive.

Ses véritables combats furent contre les mœurs et les principes de la société de son temps. Il se vantait d’être le fils incestueux d’Auguste et de Julie et que sa bisaïeule Livie n’était point noble, mais sortie du peuple ; il déflora toutes ses sœurs ou les livra à qui les voulut et ne voulut avoir pour concubines que des femmes mariées ; il installa un vaste lupanar dans son palais et obligea les plus fiers des deux sexes à venir y prostituer leur amour les uns aux autres ; enfin, il annonçait un temps où il n’y aurait plus ni lois ni juges. Il avait imaginé un système de reprise sociale assez drôle : non content d’imposer les riches et de poursuivre ceux dont la fortune s’augmentait par la fécondité du capital, il installait des ventes publiques où il forçait les plus notables à enchérir de vieux décors de théâtre ou des meubles hors d’usage, adjugeant trois gladiateurs pour deux millions et une guenille pour cinquante mille francs ; après ces opérations fructueuses, il montait sur la terrasse de son palais et jetait de l’or au peuple : il y eut une de ces distributions qui dura plusieurs jours. Sa passion d’égalité allait jusqu’à la manie : il prétendait raser les montagnes trop hautes comme les chevelures trop longues. À la fin, il médita un grand coup : c’était de livrer les nobles et les riches à la vengeance populaire, de détruire Rome tout inféodée au passé, de transporter l’empire à Antium et d’organiser dans un monde renouvelé la société qu’il méditait ; mais le poignard du républicain Chereas ne lui en laissa pas le temps. Il avait plutôt étonné et bouleversé le monde que séduit et charmé ; il fut peu compris du peuple et assez peu regretté.