Page:La Revue blanche, t14, 1897.djvu/145

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Mer très lisse, où flottaient de maigres épaves, mer calme, que la caravane fendait, comme un navire ayant un cercueil à sa proue. Une ville émergea. Des rues bruyantes, tout un quartier grouillant de misère, mit une tache de fange vivante dans le désert blanc. Le ciel imprégnait le sol comme une pourriture, la boue de l’un mêlée à la brume de l’autre. Ce n’était pas encore là. Et s’en allait, derrière la voiture noire, la procession lente traînant ses rangs diffus, déroulant dans la neige et la boue ses informes anneaux, telle qu’une chenille blessée qui rampe, hisse d’ornière en ornière le tas flasque de sa chair mourante, dont à chaque caillou elle laisse une écorchure, et tâtant son chemin d’aveugle, le poursuit, patiente, tant qu’un pied ne l’écrasera.

Et ce n’était pas là, mais bien plus loin encore.

Où était-ce donc ! Où Paris allait-il mettre ses morts ?

Au grand air, dans les champs, là où il aurait dû mettre ses vivants, pour qu’ils vivent.

Sous la neige, qui est douce comme un ventre d’oiseau.


Silence profond. La grille des morts était franchie.

C’était nuit noire. Mais sur la terre c’était neige pure. Sol clair comme le ciel dans une nuit d’été, pleine d’étoiles ! Les morts qui y cherchaient leur trou, à la lanterne, semblaient les âmes qui brillent dans les nuits étoilées. Ciel profond de la neige, derrière qui sont les morts.

Mer d’écume blanche, striée de vagues immobiles. Pressés comme les flots, coude à coude, plus haut, plus bas, et comme éternisés dans le geste dernier qu’ils firent en s’allongeant, les trépassés soulevaient le drap glacé qui les recouvrait tous, et ils étaient des mille et des milliers encore, toute une armée campée pour quelle nuit sans fin ! avec les tentes hautes des chefs, et les abris, et le gros de la troupe, pêle-mêle, sur le sol, et tous, sous l’œil du fossoyeur errant en sentinelle, sans que plane nul rêve de gloire ou de retour, — attendaient… — oh, pour quand, pour quand donc ! — le réveil.

Neige blanche. Des alignements de croix, de petites croix fines, perçant la neige, comme des pattes frileuses d’oiseau.

C’était la mort. Ils y étaient enfin, c’était là ?

Pas encore.

Une nouvelle ville, le Paris des trépassés, s’étendait. La ville blanche et de silence, après le Paris de fange et de bruit. Mais dans quelle banlieue irait-on s’y loger pour que cela ne coûte pas ! Ce Paris était cher, comme l’autre. On irait loin, plus loin encore, tout là-bas… Hors du centre, des beaux quartiers. Une cité, au fond d’une cour, une mansarde. Pas même. L’asile de nuit, la cité commune, l’hôpital. Oh ! pour un trou commun, tant de chemin à faire !

Comme le petit serait perdu dans la ville silencieuse !

À pas de loups, pour ne réveiller personne, le cortège s’avance.