Page:La Revue blanche, t14, 1897.djvu/260

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À coups de bâton, déjà, et à coup de miracles, tu as pourtant marché, corps humain, âme humaine.

Un miracle ! Qu’il soit l’éclatante victoire, les malades guéris, les massacres, le sang… Le seul étonnement débouche les oreilles. À l’impossible que tu fais se mesure ce que tu peux. L’invraisemblable seul prouve les vérités que tu dis. Un homme ne se grandit qu’en rapetissant les autres. Sans miracle, Jésus aurait prêché en vain. Et sans miracle, vainement l’empereur et vainement quatre Révolutions…

— Ah ! il n’est pas besoin que le miracle soit en vrai !

Faites place. Voici le miracle ! Faites place… comme lorsque l’armée va passer…

Il y avait des rêves plus beaux et plus doux. Mais depuis le temps qu’on parle, puisqu’ils ne comprennent pas ! Les mots et les idées ne leur disent rien ; ils béent. Arrière ! Ils regardent, hébétés, le train qui vient sur eux. Place donc ! Voyez-vous pas qu’il va vous écraser !

Puisqu’il faut cet engrais, la peur, et qu’il faut faire des trous profonds comme des fosses, pour que tienne la racine et fleurisse la tige de la plus simple idée, bêchons le sol humain, sarclons, et élaguons ; la mort est de bon fumier qu’on étend sur les champs, pour que les jeunes sociétés poussent vertes et drues.

Des morts, du sang… C’est du sang que nous voulons.

On a tué tant et tant depuis Quatre-vingt-neuf !

Pas assez, pas assez ! Puisqu’il en est resté !

On a tué, on a proscrit, et tué encore. Quatre révolutions, et des guerres… Mais depuis…

Nous, nous n’avons rien vu ! Du sang, un peu de sang !

Ah ! surgis donc, vieille haine, chose du fond des âmes, bête vivante, fauve en cage au fond de nous veules et ternes, au fond de nous paisibles, soumis, et morfondus. Vieille haine ! surgis, rugis, qu’on tremble, qu’on saigne ! — mais que quelque chose de victorieux fume sur nous !

Il y a trop longtemps qu’on ne tue plus, aussi…

Qu’on parle de révolte, espoir, monde meilleur, et régimes politiques… autre chose de tout, — ah ! surtout de nous-mêmes…

Au temps où, de ses poings armés de pierres pointues, de ses griffes éclatées à même le rocher, l’homme cassait les crânes, fracassait les vertèbres pour sucer les moelles tièdes et se faire des parures, et courait par les bois en poussant de grands cris…

Qui parlait de révolte et de monde meilleur ?

Pleure au fond de ta fosse ! bête qui rugissais à l’air libre, pleure et geins ! Déchire-toi… Il faut bien que l’on griffe quelque chose !

L’air libre… Plus tard, peut-être un jour… on ne sait quand… Chimère de la mer libre après les glaces du pôle, qui réchauffe la fastidieuse route de froid et de nuit. — Plus tard, au bout de toutes les civilisations, — l’homme, comme l’enfant, rêve… — Plus tard, être sauvage !

Bête née dans sa cage, — et qui pourtant, se souvient.