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Page:La Revue blanche, t15, 1898.djvu/584

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jaunes ont le parfum violent de l’haleine des chattes. Je n’ouvre jamais la seconde parce que je n’aime pas les fleurs… et encore moins l’haleine musquée des chattes, viles preneuses de rats.

La peur. — Oh ! ce mur, ce mur qui monte jusqu’au ciel et qui bouche l’espace !

L’amour. — Il y a, derrière, une armée qui attend des ordres pour me proclamer roi… ou me fusiller. Je l’ai fait bâtir afin de ne pas être troublé par la perspective.

La peur. — On entend le bruit de l’Océan.

L’amour. — C’est le vent dans l’allée, joint au passage des omnibus transatlantiques.

La peur. — L’espion reflète des nuages qu’on ne peut pas apercevoir puisque le ciel est fermé. On dirait une âme de nègre qui rêverait de formes blanches. Je suis terrifiée par cet espion.

L’amour. — Attendez ! Avec un peu de salive et mon mouchoir, je vais vous l’éclaircir.

La peur. — Ne faites pas cela. Nous y verrions des mots écrits. Rentrons vite. Quelqu’un vient. J’ai entendu toute la mer monter… et aussi les transatlantiques.

L’amour. — Regardez donc encore, maintenant.

La peur. — Je vois une femme, une femme très pâle, avec des yeux d’eau verte, qui se penche à la même fenêtre que nous. Je vois qu’elle a des siècles… parce qu’elle s’appuie sur un arbre de vingt ans dont les deux branches sont en guirlandes. C’est la Mer et l’Amour. Elle s’appuie sur un mai d’une blancheur d’hostie, un mai qui a le corps d’un homme souple, et, membres à membres, vagues à vagues, frissons de peau à frissons de peau, la Mer essaye d’envahir l’Amour, et l’Amour essaye de résister à la Mer. (Peut-être n’est-ce aussi qu’une mère et son fils, un rejeton très naturel.) Je vois encore des nuages qui bondissent en escadrons de croupes rondes. Je vois… encore que je ne vois plus rien. J’ai voulu me pencher et j’ai failli perdre l’équilibre. Rentrons.

L’amour. — Vous avez eu le vertige pour de bon, cette fois.

La peur. — Oui, j’ai craint de me reconnaître dans cette femme éternellement perfide : la Mer montante !

L’amour. — Allons, regardez-moi en face et ne divaguez plus, à travers vos vagues et vos frissons inutiles ! Que voyez-vous encore ?

La peur. — Je vois fort mal votre vrai visage, mais, au-dessus de lui, j’aperçois le cadran bleu de votre étrange pendule où il y a trois aiguilles…

L’amour. — La première marque l’heure, la deuxième entraîne les minutes, et la troisième, toujours immobile, éternise mon indifférence.

La peur. — Ah !… Tu ne m’aimes plus !

L’amour. — Il ne fallait avoir peur que de cela, Madame.


Alfred Jarry