Page:La Revue blanche, t16, 1898.djvu/404

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forcer le talent de ses filles, permit qu’elle en restât là. Le jour où disparut le maître de musique fut de la vie de Catherine l’un des plus heureux. Son goût pour le dessin était médiocre ; toutefois, quand elle mettait la main sur quelque morceau de papier, elle y figurait maisons et arbres, poules et poussins ; elle ne parvenait pas, il est vrai, à différencier ces images. L’écriture et le calcul lui étaient enseignés par son père ; le français, par sa mère. Ses progrès en aucune de ces matières n’étaient remarquables, et elle s’ingéniait à esquiver les leçons. Quelle étrange, inconcevable nature ! car, avec tous ces affligeants symptômes, à dix ans elle n’avait ni mauvais cœur ni mauvais caractère, était rarement entêtée, querelleuse presque jamais, très gentille pour les petits, avec de rares moments de tyrannie. Elle était d’ailleurs turbulente et farouche, détestait la réclusion et le débarbouillage et n’aimait rien tant au monde que rouler du haut en bas de la pente gazonnée, derrière la maison.

Telle était Catherine Morland à dix ans. À quinze, les apparences s’étaient améliorées ; elle commençait à se friser les cheveux et rêvait d’aller au bal ; son teint prenait de l’éclat, ses traits s’adoucissaient de rondeurs et de couleurs, ses yeux gagnaient en animation et son personnage en importance ; comme elle avait aimé se salir, elle aimait s’attifer ; elle avait maintenant le plaisir d’entendre parfois son père et sa mère remarquer ces transformations. « Catherine prend vraiment belle mine ; elle est presque jolie aujourd’hui », étaient mots qui lui frappaient l’oreille de temps en temps ; et qui étaient les bienvenus ! Paraître presque jolie, pour une fille qui a paru assez vilaine pendant ses quinze années premières, est plus délicieux que tout éloge que puisse jamais recevoir une fille jolie dès le berceau.

Mme  Morland était une très brave femme, et qui désirait voir ses enfants aussi cultivés que possible ; mais elle employait tout son temps à mettre au monde et à élever ses petits, de sorte que ses filles aînées devaient se tirer d’affaire elles-mêmes ; et il était bien naturel que Catherine, qui n’était point une nature d’héroïne, préférât le cricket, les barres, l’équitation et courir les champs, quand elle avait quatorze ans, aux livres ou du moins aux livres instructifs, car, pourvu qu’aucun enseignement n’y fût inclus, pourvu qu’ils fussent pleins d’histoires et indemnes de dissertations, elle n’avait contre les livres aucune hostilité. Mais, de quinze à dix-sept ans, elle suivit un régime d’héroïne ; elle lut tels livres que doivent lire les héroïnes pour se meubler la mémoire de ces citations qui sont si commodes et si réconfortantes dans les vicissitudes de leur aventureuse vie.

De Pope, elle apprit à vitupérer ceux qui

… vont partout se moquant de l’infortune ;


de Gray, que

Mainte fleur est née pour rosir inaperçue,
Et répandre sa fragrance dans l’air désert ;