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Souvenirs sur Michelet


J’ai connu Michelet vers 1859 (il avait alors la soixantaine). À ce moment, s’opérait, sous l’influence de quelques professeurs libres, tels que Despois et le latiniste Morel, un réveil de la jeunesse des écoles, un mouvement d’esprit à la fois philosophique, scientifique, littéraire et, en même temps, politique, manifesté par la publication de ces journaux du Quartier Latin dont le souvenir a été tout récemment évoqué à propos de M. Zola, parce qu’on retrouva de ses vers dans l’un d’eux. Il y avait encore des traditions dans ce Quartier Latin, on s’y souvenait, grâce aux récits des aînés, devenus professeurs, qui en parlaient avec admiration, des cours fameux de Michelet et Quinet au Collège de France.

Quoique ouvrier, je vivais au Quartier Latin et collaborais aux journaux qui s’y publiaient. Pour témoigner mon admiration à l’historien de la Révolution, je lui adressai des vers. J’étais excusable ; je n’avais pas vingt ans. Michelet me répondit par un billet aimable m’invitant à l’aller voir.

Je trouvai un homme d’assez petite taille, la tête forte, grossie encore par une épaisse crinière de cheveux, étonnamment blancs, la figure imberbe rappelant le masque d’un Voltaire moins maigre, sérieux, sans malice, qui n’a jamais ri, le front ponctué par une mèche de cheveux blancs s’y étalant comme une large virgule. Il était en pantoufles, mais vêtu de la redingote universitaire. La parole était bienveillante, sympathique, simple, quoiqu’elle eût un peu de la lenteur et de la gravité du ton professoral.

L’accueil fut presque amical. Ma mise indiquait suffisamment que je n’étais ni un étudiant, ni un fils de famille bourgeoise. Michelet s’enquit avec intérêt de ce que je faisais, de mon éducation, du milieu où j’avais vécu. Il me fit parler bien plus qu’il ne parla. Je passais un examen, dont le résultat me fut favorable : après plus d’une heure de conversation, quand je le quittai, il m’invita à revenir le voir.

Dans cette première conversation, j’avais pu constater à des réflexions qu’il fit, à propos des milieux populaires dans lesquels j’avais été élevé et j’avais vécu, quel amour sincère il avait pour le peuple. C’est sans doute parce que j’étais un enfant du peuple, et parce que j’en gardais les manières d’être et les sentiments que je lui plus. Je pus m’en convaincre quelque temps après. Des jeunes gens que je connaissais, de ceux que les journaux du Quartier Latin avaient réunis en un groupe assez peu homogène pour que Méline s’y trouvât à côté d’Andrieux, de Vermorel et de Tridon, étaient allés lui rendre visite. Il m’en parla avec assez peu de bienveillance. Ceux-là étaient des fils de bourgeois, n’ayant pas la passion des idées et l’ardente foi qui en général distinguent les écrivains et les artistes sortis du peuple.