Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/155

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— Oh ! quant à cela, répondit en riant Isabelle, je ne prétends pas déterminer ce qu’ont pu être vos pensées et vos desseins. Vous savez mieux que moi à quoi vous en tenir. On se laisse aller à un peu d’innocente coquetterie, et il se trouve qu’on a donné à quelqu’un plus d’encouragement qu’on n’eût voulu. Croyez-le bien, je suis la dernière personne de la terre qui vous jugerait sévèrement. Dans toutes ces choses, il faut faire la part de la jeunesse et de l’exaltation. Ce que nous pensons un jour, vous savez, nous pouvons ne plus le penser le lendemain. Les circonstances changent, les opinions varient…

— Mais l’opinion que j’ai de votre frère n’a jamais varié. Vous décrivez là un état d’esprit qui n’a jamais été le mien.

— Ma chère Catherine, continuait Isabelle, sans du tout l’écouter, pour rien au monde, je ne voudrais vous pousser dans une voie avant que vous voyiez bien clair en vous-même. Je ne me crois nullement le droit de sacrifier votre bonheur à personne, fût-ce à mon frère. D’ailleurs, qui sait si, après tout, il ne sera pas aussi heureux sans vous ? — la jeunesse d’aujourd’hui, les hommes surtout, est étonnamment versatile. Ce que je veux dire, c’est ceci : pourquoi le bonheur d’un frère me serait-il plus précieux que celui d’une amie ? Vous savez à quel point j’ai la superstition de l’amitié. Surtout, ma chère Catherine, soyez circonspecte. Croyez-m’en sur parole : si vous vous hâtez trop, vous vous en repentirez certainement. Tilney dit qu’il n’est rien sur quoi l’on se trompe aussi souvent que sur ses propres sentiments : je crois qu’il a bien raison… Ah ! le voilà ! N’importe, il ne nous verra pas, j’en suis sûre.

Catherine, levant les yeux, aperçut le capitaine Tilney. Il causait avec quelqu’un. Isabelle, à fixer sur lui un regard insistant, força bientôt son attention. Il s’approcha immédiatement et s’assit, comme l’y incitait l’attitude d’Isabelle. À ses premiers mots, Catherine tressaillit. Quoiqu’il parlât bas, elle avait distingué ceci :

— Eh quoi ! on vous surveille donc toujours, en personne ou par procuration ?

— Baste ! Sottise ! fut, à mi-voix, la réponse d’Isabelle. Pourquoi me mettez-vous en tête ces idées-là ? Si je pouvais croire… Mon esprit est assez indépendant.

— Je souhaiterais que votre cœur fût indépendant. Cela me suffirait.

— Mon cœur, en vérité ? — À quel propos parler de cœur ? Avez-vous du cœur, vous autres, les hommes ?

— Si nous n’avons pas de cœur, nous avons des yeux. Ils nous donnent assez de tourment.

— Ils vous en donnent ? J’en suis marrie. Il m’est bien triste de leur être un spectacle si fâcheux. Je veux croire que ceci vous plaira. (Et elle lui tournait le dos.) Je veux croire que vos yeux ne sont plus au supplice.

— Au supplice ? Ils ne l’ont jamais été autant ! Car je vois la lisière d’une joue en fleur. C’est trop voir et trop peu.