Page:La Revue blanche, t17, 1898.djvu/386

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indignée, les passages les plus typiques de la lettre. Quand elle eut terminé :

— C’est bien fini pour moi d’Isabelle et de notre amitié. Il faut qu’elle me croie par trop sotte pour m’écrire ainsi. Mais peut-être ceci a-t-il servi à me faire connaître son caractère mieux qu’elle ne connaît le mien. Je vois clair maintenant. C’est une coquette, et son astuce aura été inutile. Je ne crois pas qu’elle ait jamais eu la moindre tendresse pour James ou pour moi, et voudrais ne l’avoir jamais connue.

— Bientôt il en sera comme si vous ne l’aviez jamais connue, dit Henry.

— Il n’y a qu’une chose que je ne puisse comprendre, reprit Catherine. Je vois bien qu’elle avait jeté son dévolu sur le capitaine Tilney et qu’elle a échoué ; mais quel a été le but du capitaine Tilney dans le même temps ? Pourquoi, après lui avoir prodigué assez d’attentions pour la faire se brouiller avec mon frère, s’est-il dérobé ensuite ?

— J’ai peu de chose à dire des motifs qui auraient fait agir Frédéric. Il n’est pas plus dénué de vanité que Mlle  Thorpe. Seule différence : il a la tête assez solide pour que sa vanité ne lui ait pas encore été préjudiciable. Si, à vos yeux, sa conduite ne se justifie pas par le résultat dernier, mieux vaut que nous n’en cherchions pas la cause.

— Alors vous n’admettez pas qu’il se soit jamais soucié d’elle ?

— Je ne l’admets point, en effet.

— Et il l’aurait leurrée pour rien, pour le plaisir ?

Henry eut une nutation d’assentiment.

— Eh bien, alors, dit Catherine, je dois dire que je ne l’aime du tout. Quoique cela ait si bien tourné pour nous, je ne l’aime du tout. Dans le cas actuel, le mal n’est pas grand, parce que je ne crois pas qu’Isabelle ait un cœur à perdre. Mais supposez qu’il se soit fait aimer d’elle…

— Mais il faudrait d’abord supposer qu’Isabelle eût un cœur à perdre et par conséquent qu’elle fût une créature toute différente, — alors on eût sans doute agi autrement envers elle.

— Il est bien naturel que vous défendiez votre frère.

— Si vous ne vous préoccupiez que du vôtre, vous ne prendriez pas au tragique la déception de Mlle  Thorpe. Mais vous avez l’esprit tourmenté par un besoin de justice qui vous empêche d’être accessible à de légitimes préoccupations familiales et à la rancune.

L’animosité de Catherine ne pouvait tenir devant les paroles de Henry. Frédéric n’était pas impardonnablement coupable, dont le frère était si charmant. Elle résolut de ne point répondre à la lettre d’Isabelle et essaya de ne plus penser à tout cela.

Jane Austen

(À suivre.)

De l’anglais.