Page:La Revue blanche, t18, 1899.djvu/568

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Chose étonnante, pourquoi les hommes souffrent-ils, quand ils voient accomplir ce qui est sage et logique ? Tous, en effet, comprennent et admettent que le militarisme, c’est l’esclavage ; tous savent quel grand malheur pour les hommes est la guerre, combien elle est sauvage et absurde ; tous tiennent pour désirable la plus grande liberté possible et la conservation de la dignité humaine ; et qu’y a-t-il de plus simple, quand on pense ainsi, de cesser d’être les esclaves et les auxiliaires de ce mal qui nous subjugue tous en général, et chacun de nous en particulier ? De sérieuses et franches tentatives pour briser ses fers ne s’imposent-elles pas ? Mais si quelqu’un est arrivé, dans l’intimité de sa conscience, à cette conclusion si simple, et veut chercher à la réaliser, c’est-à-dire à agir selon sa religion ou tout simplement selon une sage logique, s’il refuse tout service militaire ou tout service d’État, vite on se jette sur lui, on le raille, on le juge, on le punit ; et, quand les gouvernements persécutent de tels hommes, comme c’est arrivé pour les doukhobors en Russie, ou pour les nazaréens en Autriche, cela n’excite dans la masse humaine ni honte ni colère. On dit, au contraire : « C’est bien. Pourquoi ces imbéciles luttent-ils contre le gouvernement ? »

Et c’est ainsi que parlent, non seulement les hommes qui ont passé leur vie dans les casernes, ou devant des tables dans les bureaux, et ont été payés pour cela, mais des hommes qui se disent d’esprit libre et déclarent qu’ils placent la liberté au-dessus de tout.

[Un hasard fit tomber les lettres écrites en cachette par Skarvan, entre les mains de Ses chefs, et, à cause de ce délit, il fut mené à la cellule correctionnelle.]

Quand un soldat est condamné à la cellule correctionnelle, on lui attache, par des fers, la main droite ou le pied gauche, c’est le régime ordinaire. Mais, pour des punitions encore plus sévères, il y a la torture : les bras du patient sont croisés derrière le dos et on les attache par des fers à l’endroit où ils se croisent ; les pieds aussi sont attachés ensemble par des fers ; puis une grosse corde est passée dans un anneau qui se trouve aux fers qui lient les bras, l’autre bout de la corde passe dans une bague de fer fixée au mur à deux mètres environ au-dessus du sol ; tout étant ainsi préparé, on tire la corde jusqu’à ce que le prisonnier touche le sol seulement du bout des pieds, et que les mains ne soient plus appuyées au dos. Les plus forts ne peuvent supporter cette torture, et perdent vite connaissance ; le bourreau attend que la victime ait repris ses sens, et la torture recommence.

[Skarvan resta 14 jours dans la cellule correctionnelle.]

En y entrant, j’ai d’abord été frappé de stupeur, mais j’étais dans un de ces moments où les hommes peuvent supporter beaucoup plus qu’ils ne le croient eux-mêmes, et bientôt je n’ai pas senti les maux que voulaient me faire endurer mes juges et mes chefs ; mon âme était tranquille et forte. Je savais que ma situation matérielle était, à ce