Page:La Revue blanche, t19, 1899.djvu/466

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pas sincère de considérer la motion Vaillant, présentée uniquement pour embêter Millerand, comme une motion sincère et caractéristique ; il n’est pas sincère de souligner cette phrase : Le premier acte de M. Millerand n’a-t-il pas été de différer, au nom du Gouvernement, une mesure de protection ouvrière réclamée par le citoyen Vaillant ? Ce ne sont là que des attitudes. Quelqu’un que M. Lagardelle connaît bien, exagérant encore cette attitude facile, disait le soir même où l’on connut la combinaison ministérielle définitive : « Je voudrais aller à Montceau ; je serais heureux d’attraper trois mois de prison de la main de Millerand. » Qu’il me permette de le lui dire : ce sont là les propos d’un ironiste ou d’un chef de secte ; ce n’est pas la parole d’un homme d’action ; pour tout dire, ce sont les propos d’un homme qui n’a jamais crevé la faim dans une grève, et qui n’a pas encore été massacré dans une émeute. Il y a là une insupportable irrévérence de la peine réelle, du travail réel, de la souffrance réelle.

Quand on sera sincère il sera beaucoup plus facile d’être exact ; on ne parlera plus avec un dédain professionnel de « cette foule de petits bourgeois et prolétaires intellectuels douteux, déchets de la classe bourgeoise, qui ne manqueront pas d’affluer plus nombreux encore dans notre mouvement pour y chercher une compensation à leurs appétits trompés ou à leurs ambitions déçues ». Je ne sais pas bien de qui M. Lagardelle veut ici parler, mais je connais un très grand nombre de prolétaires intellectuels qui ne sont pas douteux : j’en connais quelques-uns parmi les avocats ; j’en connais plusieurs parmi les médecins ; j’en connais beaucoup parmi les universitaires, anciens boursiers de l’État ou de leurs communes, jeunes et pauvres gens qui n’ont pas d’autre ambition que de bien faire leur métier, pauvres gens sans appétit qui, sur un traitement sensiblement inférieur à beaucoup de salaires ouvriers, prélèvent régulièrement les souscriptions socialistes. Ces hommes simples, professeurs, maîtres d’études, instituteurs, s’imaginaient qu’ils travaillaient plus efficacement à la Révolution sociale en formant harmonieusement les âmes des enfants qu’en faisant des palabres ; ils pensaient qu’un manuel d’enseignement primaire bien fait serait beaucoup plus efficace pour la même Révolution sociale bien entendue qu’un article de leader ; ils ne soupçonnaient pas qu’ils fussent des déchets.

Outre que cela serait profondément injuste, ce serait sans aucun doute un très grand danger pour le socialisme si un certain nombre de jeunes gens qui n’ont jamais été des ouvriers manuels, qui n’ont jamais bêché la terre ou broché un livre, qui sont intellectuels comme tout le monde, qui n’ont jamais donné au monde en travail que de la copie, comme tout le monde, essayaient de lancer les travailleurs manuels organisés contre les vrais travailleurs intellectuels, contre le professeur qui se tue littéralement à faire sa classe, contre l’instituteur qui a donné sa vie à la République sans savoir tout à fait bien théoriquement ce que c’était, Mieux vaut donner sa vie pour la Répu-