Page:La Revue blanche, t21, 1900.djvu/415

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tout ce que vous savez, de tout ce qui s’y passe, de ce tout qui s’y voit et de tout ce qu’on y entend. Je ne sais pas si la race future sera charmée de notre histoire ; quant à moi, elle ne me charme guère… Eh ! j’ai mes raisons pour cela, car chacun à les siennes. Il faut pourtant en prendre son parti en braves, et c’est ce que j’ai fait, de sorte que me voilà devenue philosophe, comme Sganarelle est devenu médecin, à peu près…

Je suis ici seule, ainsi que feu Robinson dans son île. Comme j’y suis par circonstance, plus que par mon choix, je n’y suis pas aussi heureuse que je désirerais de l’être, mais à mon Âge, et dans ma position, tout ce que l’on peut désirer c’est d’éviter au malheur, aux besoins de chaque jour, et je trouve ici du pain, des choux, des légumes, des racines, et j’y vis contente comme une reine de l’an Ier de la République. J’ai tous les jours à mes trousses deux ou trois alguazils qui viennent me tourmenter pour la perception des impositions de l’an VII, de l’an VIII, et voire même de l’an IX, quoiqu’elle ne vienne que de commencer, et que les grains sur lesquels on paie les impositions pour l’an IX ne soient pas en terre. C’est pourtant sur les récoltes que l’on doit payer !… »


Pauvre Sophie ! Elle devait finir ses jours avant d’avoir revu des temps meilleurs, et dans un isolement et un silence que les amis ne venaient plus guère troubler. Mais n’est-il pas pittoresque, en son rudiment, ce style au galop de la pensée et de la plume, si négligé mais si avenant ? Ce n’est plus là, certes, cet esprit narquois de la jeune Arnould, dont les Goncourt ont dit : « Il était un éblouissement, un prodige. Il était impromptu, courant, volant : une envolée de guêpes ! » Mais c’est un esprit assagi, quasi-bourgeois, débarrassé de cette coquetterie visible encore dans ses dernières lettres à son cher Bellanger, et c’est pour cela que nous avons voulu publier cette correspondance inédite.


Jean Gorsas