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Le Journal d’une Femme de chambre[1]


VIII

18 octobre.

Enfin, j’ai reçu une lettre de M. Jean. Elle est bien sèche, cette lettre. On dirait, à la lire, qu’il ne s’est jamais rien passé entre nous. Pas un mot d’amitié, pas une tendresse, pas un souvenir !… Il ne m’y parle que de lui. S’il faut l’en croire, il paraît que Jean est devenu un personnage d’importance. Cela se voit, cela se sent à cet air protecteur et un peu méprisant que, dès le début de sa lettre, il prend avec moi. En somme, il ne m’écrit que pour m’épater… Je l’ai toujours connu vaniteux — dame, il était si beau garçon ! — mais jamais autant qu’aujourd’hui. Les hommes, ça ne sait pas supporter les succès ni la gloire…

Jean est toujours premier valet de chambre chez Mme la comtesse Fardin — et Mme la comtesse est peut-être la femme de France dont on parle le plus en ce moment. À son service de valet de chambre Jean ajoute le rôle de manifestant politique et de conspirateur royaliste. Il manifeste avec Coppée, Lemaître, Quesnay de Beaurepaire ; il conspire avec le général Mercier, tout cela pour renverser la République… L’autre soir il a accompagné Coppée à une réunion de la Patrie Française. Il se pavanait sur l’estrade derrière le grand patriote, et toute la soirée il a tenu son pardessus… Du reste, il peut dire qu’il a tenu tous les pardessus de tous les grands patriotes de ce temps… Ça comptera dans sa vie !… Un autre soir, à la sortie d’une réunion dreyfusarde où la comtesse l’avait envoyé afin de « casser des gueules de cosmopolites », il a été emmené au poste pour avoir conspué les sans-patrie et crié à pleine gorge : « Mort aux Juifs !… Vive le Roi !… Vive l’armée ! » Mme la comtesse a menacé le gouvernement de le faire interpeller et M. Jean a été aussitôt relâché… Il a même été augmenté par sa maîtresse de vingt francs par mois, pour ce haut fait d’armes… M. Arthur Meyer a mis son nom dans le Gaulois… Son nom figure aussi, en regard d’une somme de cent francs, dans la Libre Parole, parmi les listes d’une souscription pour le colonel Henry… C’est Coppée qui l’a inscrit d’office… Coppée encore qui l’a nommé membre d’honneur de la Patrie Française… Une ligue épatante !… Tous les domestiques des grandes maisons en sont… Il y a aussi des comtes, des marquis et des ducs… En venant déjeuner hier, le général Mercier a dit à Jean : « Eh bien, mon brave Jean ! » Mon brave Jean !… Jules Guérin, dans l’Anti-Juif, a écrit sous ce titre : « Encore une victime des Youpins ! »

  1. Voir La revue blanche des 15 janvier, 1er et 15 février et 1er mars 1900.