Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/121

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aussi la joie d’anéantir. » Dès le début, et pour toujours, Nietzsche s’appropria cette attitude tragique. Il voulut la vie dans sa plénitude, sans préférer la joie à la douleur, si l’ivresse de vie est égale dans la douleur et dans la joie, sans préférer ce qu’on nomme vertu à ce qu’on nomme crime. Si la puissance de vie est égale dans le crime et dans la vertu, il tenait donc pour illusoire l’opposition communément admise entre le Bien et le Mal. C’est à la ruiner qu’il consacra ses recueils d’aphorismes, depuis Humain trop humain jusqu’au Crépuscule des Idoles. À mesure qu’il en triomphait mieux, sa conception tragique devenait plus exaltée. Comment parler d’une période sceptique ou négative, précédant une période positive ou mystique ? Ce destructeur, ce négateur, même quand il s’astreignait au plus sévère pessimisme intellectuel, n’a jamais nié que pour affirmer plus fort.

Toute tentative pour enlever aux actes et aux êtres les dénominations extrinsèques de bien et de mal, en dérivant tous les actes et tous les êtres d’une même nécessité, se rattache, consciemment ou non, à Spinoza. Mais Nietzsche se méfiait d’un penseur qui, par son substantialisme et sa sagesse contemplative, lui rappelait Platon et Socrate. Il ne vit Spinoza qu’à travers Kant, et Kant lui-même qu’à travers Schopenhauer. À celui-ci ce qu’il emprunta le moins, ce fut la théorie criticiste de la représentation ; plus j’examine Nietzsche, moins je sens chez lui l’influence de l’idéalisme transcendantal. Du reste, bien qu’il proclamât le déterminisme d’emblée, par une conviction a priori, il en goûta surtout la vérification empirique. Il la trouva dans les sciences naturelles transformées par Spencer et Darwin ; dans l’histoire, considérée par lui comme une dépendance des sciences naturelles, dans l’anthropologie, dans la psychologie des grands et des petits moralistes français. En ce point Nietzsche continue l’œuvre du xviiie siècle. Il tente « la chimie des idées et des sentiments ». Il dissipe les explications imaginaires du monde et de l’homme que proposent les religions. Il dépouille de leur mystérieux prestige et l’inspiration artistique, et l’instinct de vérité.

Mais son but principal est de ruiner les prétentions de toute morale absolue : Morale de maîtres, morale d’esclaves, morale rationaliste et morale ascétique, autant de manifestations d’un seul et même instinct vital, qui tantôt affirme sa force, tantôt se venge de sa faiblesse, ou se restreint pour mieux durer ou se retourne contre lui-même. Résultant de motifs également nécessaires, toutes les morales sont également relatives : l’innocence du devenir est ainsi rétablie.

Cette étude exclusive des songes et des désirs humains, sans le contrepoids d’une instruction mathématique et physique, a fini par engendrer une curieuse espèce de métaphysique, ou plutôt de cosmologie. Le déterminisme de Nietzsche n’est pas celui des savants ; il exclut le mécanisme, la séparation des substances, la distinction des causes et des effets ; il suppose une essence unique, une réalité fluide et continue : De même que l’intelligence est « le rapport des instincts entre eux », l’univers est un vaste organisme d’instincts. Le déroule-