Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/123

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l’amor fati se mesure par la réponse à l’interrogation terrible ; « Veux-tu cela encore une fois, et une quantité innombrable de fois ? »

Ici s’ouvre devant nous, non pas une perspective unique, mais tout un monde de possibilités. En s’alliant à l’amour du destin, toute passion ne devient-elle pas tragique ? Si la volonté de puissance a son tragique, la volonté de connaissance, la volonté d’art, la volonté d’amour, la volonté de justice, chaque instinct, chaque désir, n’aura-t-il pas aussi le sien ? Et ne le faut-il pas, afin que la réalité nous montre « une richesse enivrante de types, une multiplicité de formes d’une exubérance et d’une profusion inouïes »[1]. Nietszche l’a du moins entrevu : « Si l’on considère comment agit sur chaque individu la justification générale et philosophique de sa façon de vivre et de penser — c’est-à-dire, comme un soleil qui brille exprès pour lui, un soleil qui réchauffe, bénit et féconde ; combien cette justification rend indépendant des louanges et des blâmes, satisfait, riche, prodigue en bonheur et en bienveillance, combien elle transforme sans cesse le mal en bien, fait fleurir et mûrir toutes les forces, et empêche de croître la petite et la grande mauvaise herbe de l’affliction et du mécontentement ; — on finira par s’écrier sur un ton de prière : Oh ! que beaucoup de ces nouveaux soleils soient encore créés ! Le méchant lui aussi, les malheureux, l’homme d’exception, doivent avoir leur philosophie, leur bon droit, leur rayon de soleil ! Ce n’est pas la pitié qui leur est nécessaire ; c’est une nouvelle justice ! Et une nouvelle sanction ! Il est besoin de nouveaux philosophes ! La terre morale, elle aussi, est ronde ! La terre morale, elle aussi, a ses antipodes ! Les antipodes, eux aussi, ont leur droit à l’existence ! Il reste encore un autre monde à découvrir — et plus d’un ! Sur les vaisseaux, vous autres philosophes ! » Nietzsche n’a découvert qu’un autre monde. Il a cru que l’infinité des valeurs et des formes peut être enfermée dans une alternative ; que tout ce qui n’est point volonté de puissance est, par cela seul, volonté de faiblesse, c’est-à-dire volonté de puissance encore, mais languissante et dégénérée. En cela, si l’on veut, apparaît le poète. Un goût inné, une prédilection esthétique attirait Nietzsche vers les hommes « les plus exubérants, les plus vivaces, les plus affirmatifs » ; soit les barbares blonds de Germanie, soit, à un degré supérieur, les hommes de la Renaissance, ou César, ou Napoléon. Mais bien qu’il eût proclamé que « la vertu propre de chacun est la vraie santé de son âme », il avait au moins une raison de poser une seule vertu comme norme de la santé : c’est que, l’illusion métaphysique étant dissipée, pour faire place à l’amour tragique de la vie, l’homme le meilleur est celui qui affirme le plus la vie. Et comment, sinon en réalisant le plus de vie possible, en prenant aux autres leur vie pour en concentrer davantage en lui ? Ce dernier point peut faire

  1. Le Crépuscule des Idoles : La morale en tant que manifestation contre la nature, aph. 6.