Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/444

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cette préoccupation est puérile en elle-même. On ne saurait sérieusement songer au lendemain, et celui qui le tente tente l’impossible, ce qui revient à commettre une sottise. Premièrement : il est impossible à l’homme de s’assurer le lendemain, puisque l’homme est mortel. C’est ce que montre la parabole du riche qui a amassé de grandes provisions de farine. Et deuxièmement, parce qu’on ne saurait prévoir d’une manière exacte pour combien de temps il faut s’assurer l’avenir. Est-ce pour un mois ? pour une année ? pour dix ans ? pour trente ? Et puis, faut-il se préoccuper de soi-même seulement, ou bien encore de ses enfants et petits-enfants ? Et sous quel rapport ? sous le rapport de la nourriture, du vêtement, de l’habitation ? Et, en ce cas, de quelle nourriture et de quel genre d’habitation ? Celui qui commence à se préoccuper du lendemain n’en verra jamais la fin et ne fera que perdre sa vie inutilement, ainsi qu’il est dit : « Quiconque voudra conserver sa vie, la perdra. » Est-ce que nous ne voyons pas des riches vivre malheureux et des pauvres contents ? L’homme n’a pas à se préoccuper.

Le Christ a dit : L’homme est sous la garde de Dieu, comme le sont les oiseaux du ciel et les fleurs des champs.

« Oui, mais si les hommes ne travaillaient pas, s’ils ne labouraient pas, ne semaient pas, ils mourraient de faim ! » disent ordinairement ceux qui ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre la doctrine du Christ. Cette doctrine n’est pas un jeu de mots. Christ ne défend pas à l’homme de travailler. Non seulement il ne lui conseille pas d’être oisif ; au contraire, il lui ordonne de toujours travailler ; mais il lui dit de ne pas travailler seulement pour lui-même, de travailler aussi pour son prochain. Il est dit : « Le fils de l’homme est venu, non pour qu’on le serve, mais pour servir les autres, et celui qui travaille a le droit de manger. » L’homme doit travailler le plus possible, mais ne pas garder pour lui-même ni considérer comme sien le fruit de son travail. Il doit le donner aux autres. Pour s’assurer l’existence le plus sûrement, l’homme n’a qu’un moyen, et ce moyen est celui qu’a enseigné Christ : travailler le plus possible et se contenter du moins possible. L’homme qui agira ainsi aura la vie assurée partout et toujours.

On ne peut pas diviser la doctrine chrétienne, en accepter un point et en rejeter tel autre. Si ceux qui acceptent la doctrine chrétienne rejettent la violence et la guerre, ils doivent aussi renoncer à la propriété, car la violence et les tribunaux ne sont là que pour défendre la propriété. Si les hommes tiennent à conserver la propriété, il leur faut admettre la violence, les tribunaux et toutes les institutions analogues. La propriété est d’autant plus redoutable que son fonctionnement est plus insidieusement caché aux hommes, et c’est ce qui fait que beaucoup de chrétiens succombent à cette tentation.

C’est pourquoi, mes chers frères et sœurs, en arrangeant votre vie en pays étranger après avoir été chassés de votre patrie à cause de votre fidélité à la doctrine du Christ, je vois clairement qu’à tous