Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/58

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Qui que vous soyez — français, russes, polonais, anglais, irlandais, allemands, tchèques —, comprenez que tous vos grands intérêts — agricoles, industriels, commerciaux, artistiques et scientifiques —, tous vos plaisirs, toutes vos joies ne sont nullement en contradiction avec les intérêts des autres peuples, et que toutes les nations au contraire sont solidarisées par la réciprocité des services, par le bonheur d’une grande union fraternelle, par l’échange non seulement des marchandises mais des sentiments et des idées.

Comprenez que vous n’avez aucune raison de vous réjouir que votre gouvernement se soit emparé de Vei-Cha-Vei, de Port-Arthur ou de Cuba. Comprenez même que cette usurpation sera pour vous une cause de malheurs, que ce gouvernement exercera sur vous des pressions de toutes sortes pour vous faire participer aux pillages et aux violences qui accompagnent nécessairement l’occupation d’un territoire. Comprenez que votre vie ne sera ni meilleure ni pire du fait que l’Alsace sera allemande ou française, que l’Irlande et la Pologne seront libres ou dépendantes : quel que soit le maître de ces pays, vous pouvez vivre où bon vous semble. Et même, si vous êtes alsaciens, irlandais ou polonais, comprenez que l’exaltation de votre patriotisme ne peut qu’aggraver votre situation, parce que le régime oppresseur que vous subissez est le résultat d’une lutte entre deux patriotismes et que toute manifestation de patriotisme provoque une réaction du patriotisme opposé. Comprenez que vous ne serez libérés de vos maux que lorsque vous vous serez affranchis de cette idée morte de patrie et de la soumission qu’elle vous impose envers vos gouvernements, lorsque vous serez entrés hardiment dans cette grande idée de la fraternité des peuples, qui depuis longtemps vit autour de vous et vous appelle.

Que les hommes comprennent seulement qu’ils ne sont pas fils de telle ou telle patrie, mais fils de Dieu, qu’ils ne peuvent donc ni devenir esclaves ni vouloir du mal à leurs semblables, — alors disparaîtront d’eux-mêmes ces gouvernements, ces institutions insensées, désormais inutiles et dangereuses, qui nous restent de l’antiquité et toutes les souffrances, toutes les violences, toutes les bassesses et tous les crimes qu’ils portent avec eux.

Léon Tolstoï