— Mes chers amis, leur dis-je, vous passerez bien quelque chose, quelque mot de vanité qui se glissera dans le récit.
(Une adhésion de toutes les têtes m’engagea à commencer.)
Je me rappelle que c’était un jeudi. (J’étais, je crois en cinquième). La première fois que je la vis, elle déjeunait chez ma mère quand j’entrai d’un pas précipité, comme un écolier qui a flairé toute la semaine le repas du jeudi. Elle se détourna, à peine si je la saluai, car j’étais alors si niais et si enfant que je ne pouvais voir une femme, de celles du moins qui ne m’appelaient pas un enfant comme les dames, ou un ami, comme les petites filles, sans rougir ou plutôt sans rien faire et sans rien dire.
Mais, grâce à Dieu, j’ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce que j’ai perdu en innocence et en candeur.
Elles étaient deux jeunes filles, des sœurs, des camarades de la mienne, de pauvres Anglaises qu’on avait fait sortir de leur pension pour les mener au grand air dans la campagne, pour les promener en voiture, les faire courir dans le jardin et les amuser enfin, sans l’œil d’une surveillante qui jette de la tiédeur et de la retenue dans les ébats de l’enfance. La plus âgée avait quinze ans, la seconde douze à peine ; celle-ci était petite et mince, ses yeux étaient plus vifs, plus grands et plus beaux que ceux de sa sœur aînée, mais celle-ci avait une tête si ronde et si gracieuse, sa peau était si fraîche, si rosée, ses dents courtes si blanches sous ses lèvres rosées, et tout cela était si bien encadré par des bandeaux de jolis cheveux châtains qu’on ne pouvait s’empêcher de lui donner la préférence. Elle était petite et peut-être un peu grosse, c’était son défaut le plus visible, mais ce qui me charmait le plus en elle, c’était une grâce enfantine sans prétention, un parfum de jeunesse qui embaumait autour d’elle. Il y avait tant de naïveté et de candeur que les plus impies même ne pouvaient s’empêcher d’admirer.
Il me semble la voir encore, à travers les vitres de ma chambre, qui courait dans le jardin avec d’autres camarades ; je vois encore leur robe de soie onduler brusquement sur leurs talons en bruissant, et leurs pieds se relever pour courir sur les allées sablées du jardin, puis s’arrêter haletantes, se prendre réciproquement par la taille et se promener gravement en causant, sans doute, de fêtes, de danses, de plaisirs et d’amours ; les pauvres filles !
L’intimité exista bientôt entre nous tous ; au bout de quatre mois je l’embrassais comme ma sœur, nous nous tutoyions