Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/368

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à la perte de leur temple et de leur patrie. Le ghetto souabe ou italien ne leur avait pas semblé trop cruel, la cité socialiste leur sera douce. Nul n’acceptera mieux qu’eux la répartition équitable des tâches et la loi commune du travail. Et à ce propos, voulez-vous entendre une grande vérité ? Nous autres Aryens, nous sommes gâtés par un préjugé absurde et qui pourrait tout retarder de beaucoup d’années. C’est le préjugé que certaines tâches sont honorables, ou même nobles, tandis que d’autres sont viles et dégradantes. Par le bienfait de sa vie passée, le Juif échappe à cette sottise dangereuse, dont il faudra que l’humanité se purge entièrement avant d’entrer dans ses voies nouvelles.

— Je ne doute pas, dit Soret, que les Juifs accepteront les grands changements que l’avenir prépare. J’admets aussi qu’ils donneront l’exemple de cette acceptation. Mais vous prétendiez bien autre chose. Selon vous, ils doivent compter parmi les ouvriers de la Révolution.

— Oui. dit, Goethe.

— Et pourquoi donc ?

— Je voudrais que mes raisons fussent plus fortes. C’est peut-être moins une certitude qu’un pressentiment. Dans la mesure où je discerne la poussée collective de leur race, c’est vers la Révolution qu’elle les mène. La force critique est puissante chez eux ; je prends le mot dans son acception la plus haute, c’est-à-dire le besoin de ruiner toute idée, toute forme traditionnelle qui ne concorde pas avec les faits ou ne se justifie pas pour la raison. Et, en revanche, ils sont doués d’une puissance logique extraordinaire, d’une audace incomparable pour rebâtir méthodiquement sur nouveaux frais. Au point de vue moral, j’aperçois un contraste du même genre, et dont les effets peuvent être tout aussi féconds. Je n’ai jamais rencontré de gens aussi débarrassés de notions ou de traditions religieuses. C’est au point qu’il est impossible, comme vous savez, de formuler le dogme juif. Dans le peuple, la religion n’est qu’un ensemble de superstitions familiales auxquelles on obéit sans conviction aucune, seulement par respect envers les ancêtres qui s’y sont conformés pendant vingt-cinq siècles : pour les gens éclairés, elle n’est plus rien. Et, cependant, la race est profondément croyante, éminemment capable de foi.

— Mais que peut bien être, demanda Soret, celle foi qui n’est pas religieuse ?

— Elle est toute rationnelle, répondit Goethe. Elle tient en un mot : la Justice. Le Juif a la religion de la Justice comme les Positivistes ont eu la religion du Fait, ou Renan la religion de la Science. L’idée seule de la Justice inévitable a soutenu et rassemblé les Juifs dans leurs longues tribulations. Leur Messie n’est pas autre chose que le symbole de la Justice éternelle, qui sans doute peut délaisser le monde durant des siècles, mais qui ne peut manquer d’y régner un jour. Et ce n’est point, comme les chrétiens, d’une autre existence, qu’ils attendent la réparation et l’équité. Les vieux Juifs ne croyaient point à l’immortalité de l’âme. C’est ce monde-ci, ce monde présent et vivant, avec ces vieilles gens et ses vieux arbres qui doit s’ordonner un jour selon la Raison, faire pré-