Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/501

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
le bagne militaire d’oléron
495



déchaînées… Les bureaux, en imposant des conditions qu’ils savaient pratiquement irréalisables, ont tenu à ce que l’atrocité du système rejaillit toute sur les sous-ordres. De tout le cérémonial exposé ci-dessus, rien n’est exécuté. Le gradé met aux fers pour n’importe quel motif, pour une tête qui ne lui « revient » pas, pour un geste, une parole malsonnante, et il laisse les patients aux fers le temps qu’il lui plaît.

Nous serions peu galants si nous ne rendions à Mme  l’adjudante Hervé témoignage de son omnipotence et de la manière royale dont elle venge son honneur outragé. Un Coco passant un jour près d’elle et ayant osé la regarder trop ardemment — la situation des Cocos est si anormale ! — elle appela Lucien, et fit mettre l’homme aux fers. Une autre fois, le disciplinaire Sauvo, témoin du fait précédent, faisait quelques difficultés pour obéir à l’adjudant ; Mme  l’adjudante, qui regardait la scène de sa fenêtre, cria à son mari : « Mais, Lucien, c’est une tête chaude : mets-le donc aux fers ! »


LE RÉGIME COERCITIF ARBITRAIRE

Le simple exposé des règlements ne peut renseigner de façon complète sur le régime de corps où les règlements ne sont que des points d’appui à l’arbitraire.

La prison aggravée, la cellule aggravée, la cellule de correction, les fers, ne sont pas les pires moyens employés pour assurer l’ordre : ce sont les moyens réglementaires. Il y a, de plus, les poucettes, le bâillon, la crapaudine, le passage à tabac.

Les Poucettes. — Aucun règlement, aucune loi, aucun acte législatif ou administratif ne prescrit l’emploi des poucettes dans l’armée française, et cependant on applique aux disciplinaires cet instrument de torture. De ce fait la question est rétablie dans l’armée. Cette assertion n’est pas une hyperbole de polémiste, mais un fait constaté par une foule de témoignages.

Le châtiment des poucettes n’étant prévu par aucun règlement, l’arbitraire du gradé est le seul juge de son opportunité[1]. Ces poucettes sont à la disposition de tous les gradés, depuis le fonctionnaire-caporal (auxiliaire du cadre armé, clairon, ordonnance) jusqu’à l’officier. L’instrument de torture mis aussi libéralement à la disposition de toute puissance hiérarchique ne sert, dans la majorité des cas, qu’à assouvir des rancunes et des antipathies particulières. Le plus grand grief qu’un gradé de la discipline produise contre un disciplinaire (nous en parlons expérimentalement) est d’avoir « une tête qui ne lui revient pas » ; qu’on mette en ligne de compte la vanité brutale du gradé blessée par une réponse ironique ou un geste esquissant la révolte intérieure. — et toutes les contraintes, tous les sévices, tous les meurtres en découlent et, d’abord, la mâchoire d’acier fonctionne, broyant les pouces.

  1. L’application des poucettes est désignée par une expression argotique inventée par les gradés, ils disent « servir un plat de poucettes ».