Page:La Revue blanche, t25, 1901.djvu/366

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Non, la Chine ne se militarisera pas : elle écrasera l’Europe par sa force civilisatrice.

Mais ce n’est pas tout. Ces considérations ne sont point que d’un intérêt théorique : elles ont pris place dans la pensée russe ; elles entrent dans le plan de la politique russe : elles sont la cheville ouvrière de la conspiration russo-chinoise.

La Russie est le seul pays « occidental » qui n’ait pas à craindre le ricochet d’une « mise en valeur » de la Chine. Il lui manque non seulement les moyens matériels de procéder à une telle entreprise, mais encore le mécanisme européen de la civilisation : le système capitaliste, au sens occidental, comme système social en général, n’existe pas pour le peuple russe. (C’est là, justement, la source de toutes les difficultés financières de l’Empire russe, lequel est pourtant bien obligé de jouer à l’État capitaliste en Europe.) La base du capitalisme, l’industrie, manque. Cette base, le rêve est de la créer en Chine. Et voici le projet en sa grandiose ampleur : accaparer le « danger jaune » au profit de la Russie ; se prévaloir des révolutions que comportent les quatre phases de ce danger pour écraser l’Occident, comme aurait fait la Chine ; bref imiter les grands empereurs mongols qui, eux aussi, savaient gouverner vingt peuples de langues différentes : posséder la Chine septentrionale non pas comme une colonie qu’on exploite, non pas comme un débouché où écouler les produits de la Russie, mais comme partie intégrante de l’Empire, comme centre industriel d’un empire qui, dans ses autres parties, ne sera jamais qu’agriculteur ; réaliser ce plan gigantesque de faire que le Tchili, le Chensi, le Chansi, le Kansou et le Szetchouen soient à la Russie ce que le département du Nord est à la France…

Et même en incorporant ces éléments au schéma de l’affaire chinoise, on na pas touché au plus grave de la question. Il faut, en effet, ajouter que ces mêmes idée sont devenues conscientes et effectuelles chez les Chinois mêmes, et que le monde jaune sait maintenant qu’il constitue l’inéluctable, l’affreux danger jaune. Plus que personne, les chefs élus des grands syndicats coopératifs se rendent compte de la véritable situation. Je pourrais citer de l’un d’eux des paroles bien topiques…

Et, tandis qu’une vile présomption basée sur l’ignorance voile aux gens d’Occident l’abîme où ils roulent, là-haut, sur la passe de Si-ouan-tsze qui domine Pékin et la Chine, le tsar, qui y construit ses forteresses, le Tsar, suzerain de la dynastie chinoise et du Dalaï-lama, pourra dire à ses chers alliés, à l’instar du surhumain Djinghiz-Khagan : " Jusqu’ici vous m’avez aidé. Je n’ai plus besoin de vous. Je tiens la clé du monde. »

On a créé le danger jaune et vert…

Alexandre Ular