Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/101

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Les affreux nègres, fainéants, menteurs, ivrognes, inspirent à l’Européen (qui tient aux manifestations psychiques nobles et fortes) un profond dégoût, parce qu’ils peuvent rire pour rien comme des crétins, parce qu’ils peuvent pleurer comme des nouveau-nés, parce qu’ils ont l’ignoble faiblesse caractéristique des chiens, de lécher la main qui les tient en esclavage tout en les soignant, et parce qu’ils montrent la suprême humilité de l’âne qui reconnaît sans révolte que le muletier lui est supérieur… Tandis que les Chinois, eux, n’ont jamais eu la bassesse de penser qu’ils pourraient avoir besoin de nous. Ils nous humilient profondément par la sérénité de leur conception sociale : voire que pour être heureux, ils n’ont besoin que d’être laissés tranquilles ; tandis que nous autres Occidentaux, nous n’avons manifestement pas la possibilité d’être heureux par le travail pacifique, et nous trouvons acculés à d’horribles nécessités de violence et de meurtre.

Quand nous vantons aux Chinois les fleurs de notre civilisation, le capitalisme, le militarisme, le nationalisme, l’hypocrisie religieuse, et les moyens techniques modernes qui, au fond, servent surtout ces quatre cancers sociaux, quand nous leur vantons ces horreurs comme étant l’état de supériorité auquel ils doivent aspirer, ils nous regardent de leurs petits yeux en virgule (virgule vient de verge), ils plissent leur figure ronde, ils semblent nous dire : « Parle, mon ami, parle. Tu perds ton temps. Malgré tes téléphones et tes chemins de fer, tu n’es qu’une bête féroce et un imbécile. »

Et l’on a beau s’être muni, avant d’arriver là-bas, de tous les préjugés occidentaux, cette affirmation, depuis si longtemps répétée, intrigue et vous invite à étudier au lieu de vous vanter — à moins que vos tiroirs cérébraux ne se prêtent plus à un dérangement, salutaire mais toujours désagréable.

Voilà pourquoi nous arrivons à aimer les Chinois. Il y a là, avant tout, une question de probité intellectuelle.

Notre histoire qui ne raconte que changements sur changements, catastrophes, contorsions, folies éphémères et furieuses, incohérences, regarde avec une stupéfaction honteuse leur histoire, où il ne se passe rien d’insignifiant et d’extérieur, où, depuis tant de siècles, le développement ininterrompu de la vie pacifique des foules résume l’histoire nationale, où les épopées prétendues grandioses qui abêtissent les peuples ont été évitées, où la devise du progrès européen « par le feu et le fer » se trouve remplacée par cette autre : « par le travail »…

Ce qui constitue l’originalité de la Chine, c’est, non pas, comme on le croit en Europe, la subordination complète de l’homme-individualité à la famille, mais ce fait que l’individu est fixé dans la société par « les trois coordonnées de l’espace social », par les « trois relations », qui sont celles entre père et fils, entre homme et femme, entre dirigeant et dirigé. C’est ce système de relations (qui se trouve déjà entre trois individus constituant une famille) qui, sans cesse élargi, englobe enfin l’infinité de la race et devient principe d’État.