Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/176

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eu tous sens, le battement des sabots, le fouet du cocher et ses « hue ! allons donc ! » étaient une musique : le terrain se déroulant, les arbres se précipitant semblaient nous jeter de muets hourrahs au passage, puis se retourner derrière nous, pleins d’admiration ou d’envie ou de quelque chose ; et tandis que nous étions couchés, que nous fumions le calumet de paix et que nous comparions toute cette joie aux années de l’ennuyeuse vie des villes qui l’avaient précédée, nous sentions qu’il n’était au monde qu’un seul bonheur parfait et sans mélange et que nous l’avions trouvé.

Après déjeuner, à une station quelconque dont j’ai oublié le nom, nous grimpâmes tous trois sur le siège, derrière le cocher et nous laissâmes le conducteur faire un somme sur notre lit. Et petit à petit quand le soleil m’eut assoupi, je m’étendis à plat ventre sur l’impériale, me retenant à la légère tringle de la galerie et je dormis une heure ou plus. Cela peut donner une idée de ces routes sans pareilles. D’instinct, un dormeur se cramponne toujours violemment aux barreaux quand la voiture cahote, mais quand elle ne fait que bercer et se balancer, l’étreinte est inutile. Les cochers et les conducteurs de la ligne avaient l’habitude tout en restant à leur place, de dormir trente ou quarante minutes d’affilée, sur de bonnes routes, pendant qu’on marchait à une vitesse de 13 ou 16 kilomètres à l’heure. Je les ai vus le faire souvent. En cela, il n’y avait pas de danger, un dormeur se raccrochera toujours à temps aux barreaux quand la voiture cahote. Ces gens-là étaient surmenés et il ne leur était pas possible de rester éveillés tout le temps.

Ensuite nous passâmes à Marysville ; nous franchîmes le Big-Blue et le Little-Sandy ; environ un mille plus loin, nous entrâmes dans le Nebraska. Encore un mille plus loin, nous arrivâmes au Big-Sandy, à 288 kilomètres de Saint-Joseph.

Comme le soleil se couchait, nous vîmes le premier spécimen d’un animal, que, sur une étendue de 3 500 kilomètres de montagnes et de déserts, du Kansas jusqu’au Pacifique, on appelle familièrement le « lapin-bourricot ». Il est bien nommé. Il est pareil à n’importe quel autre lapin, si ce n’est qu’il est d’un tiers ou de moitié plus gros, qu’il a les jambes plus longues proportionnellement à sa taille, et qu’il a les oreilles les plus absurdes qui aient jamais coiffé aucune créature, excepté le bourricot. Quand il est au repos, qu’il pense à ses péchés, ou qu’il rêve sans crainte de danger, ses oreilles majestueuses se dressent au-dessus de lui, bien en vue, mais le craquement d’une brindille lui