Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/181

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Lorsqu’on s’arrêtait pour changer de chevaux, nous nous réveillions et nous essayions de nous rappeler où nous étions, nous y réussissions et au bout d’une minute ou deux la voiture repartait et nous aussi. Nous commencions à entrer dans un pays sillonné çà et là de petits ruisseaux. Ceux-ci avaient de chaque côté des rives élevées et à pic et chaque fois que nous dégringolions d’une rive et que nous regrimpions sur l’autre, cela embrouillait passablement notre groupe. D’abord nous tombions tous en tas à l’avant de la voiture, presque sur notre séant ; et une seconde après nous étions projetés à l’autre extrémité, la tête en bas. Nous nous débattions et nous gigotions aussi et nous nous garions des bouts et des coins des sacs de lettres qui s’effondraient autour de nous et par dessus nous ; quand la poussière s’était élevée au milieu du tumulte, nous éternuions tous en chœur, la plupart d’entre nous grognaient et poussaient des exclamations impatientes dans le genre de : « Retirez donc votre coude d’entre mes côtes. — Est-ce que vous ne pourriez pas finir de pousser ? »

Chaque fois que notre avalanche se précipitait d’un bout de la voiture à l’autre, le Dictionnaire complet l’accompagnait ; et chaque fois qu’il l’accompagnait, il endommageait quelqu’un. Dans un de ses trajets il « écorça » le coude du Secrétaire ; au suivant, il me donna dans le creux de l’estomac ; et au troisième, il retroussa le nez de Bemis au point de lui faire voir l’intérieur de ses narines, à ce qu’il prétendit. Les pistolets et l’argent coulèrent tout de suite au fond ; mais les pipes, les tuyaux de pipes, le tabac et les bidons cavalcadaient et cascadaient à la suite du Dictionnaire à chaque assaut qu’il nous livrait, et lui fournissaient aide et protection en nous versant du tabac dans les yeux et de l’eau dans le cou.

Pourtant, tout considéré, ce fut une nuit très confortable. Elle passa graduellement, et lorsqu’enfin une lueur grise et froide se montra par la fente des rideaux, nous bâillâmes et nous nous étirâmes avec satisfaction, nous développâmes nos cocons et nous trouvâmes que nous avions eu tout ce qu’il nous fallait de sommeil. Petit à petit, comme le soleil montait et chauffait le monde, nous ôtâmes nos habits et nous nous préparâmes à déjeuner. Nous étions juste à l’heure, car, cinq minutes après, le cocher donna aux notes sauvages de sa trompe leur volée par dessus les solitudes herbeuses, puis nous découvrîmes une hutte basse ou deux dans le lointain. Le roulement de la voiture, le battement des sabots de nos six chevaux, les comman-