Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/185

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Naturellement cet archiduc siégeait au haut bout de la table. Il y avait dans le couvert une pièce isolée et solitaire qui avait un air touchant de noblesse en ruines. C’était l’huilier. Il était en maillechort, mutilé et oxydé, mais il se trouvait là si absurdement déplacé qu’il avait l’air d’un roi en haillons exilé chez des barbares, et la majesté de son origine commandait le respect malgré sa dégradation. Il ne lui restait qu’un seul carafon, et encore sans bouchon, constellé de piqûres de mouches, le goulot cassé, avec deux doigts de vinaigre dans le fond et une douzaine de mouches confîtes, les pattes en l’air et la mine longue d’avoir été s’établir là.

Le chef de station brandit un disque de pain de la semaine précédente, ayant la forme et la dimension d’un fromage ancien modèle, et en tailla des lames qui étaient aussi bonnes que des pavés Nicholson et plus tendres.

Il découpa une tranche de lard pour chaque personne, mais seuls les vieux routiers aguerris se mirent en devoir de le manger, car c’était du lard de réforme que les États-Unis ne voulaient pas donner aux soldats dans les forêts et que la Compagnie de transports avaient acheté au rabais pour la nourriture des voyageurs et des employés. Peut-être avons-nous rencontré ce lard de réforme plus avant dans les Plaines que la section où je le place, mais nous l’avons rencontré, on ne peut pas dire le contraire.

Puis il nous versa une boisson qu’il appelait du « slumgullion », et il est difficile de croire qu’il n’avait pas reçu une inspiration du ciel le jour où il l’avait baptisée. En réalité, cela avait la prétention d’être du thé, mais il y avait dedans trop de lavette à vaisselle, de sable et de vieille couenne de lard pour tromper un voyageur intelligent. Il n’y avait ni sucre ni lait, pas même une cuiller pour remuer le mélange.

Nous ne pouvions pas manger le pain ni la viande, ni boire le « slumgullion ». Et en regardant le mélancolique carafon de vinaigre, je pensais à l’histoire (déjà très très vieille, à cette époque) du voyageur qui s’assit devant une table où il n’y avait rien qu’un maquereau et un pot de moutarde. Il demanda à l’amphitryon si c’était tout. L’amphitryon dit : « Tout. Comment, éclairs et tonnerre ! il me semble qu’il y a là assez de maquereau pour six. — Mais je n’aime pas le maquereau. — Oh bien ! servez-vous de la moutarde. »

En d’autres temps j’avais trouvé l’histoire bonne, très bonne, mais ici elle prenait une vraisemblance lugubre qui lui enlevait toute drôlerie.