Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/408

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indigènes, avaient irrité ma curiosité. Je voulus m’enquérir, interroger quelques colons, mais l’accès de Tadmit est difficile, et bien peu d’Européens, en dehors de l’élément militaire, ont été admis à y pénétrer. C’est à peine si j’avais pu recueillir çà et là quelques renseignements imprécis sur cet « Enfer » qui n’a d’égal en horreur dans ces régions méridionales, me dit-on, que la caserne à laquelle les habitants de la ville de Djelfah ont donné — et pour cause — le nom d’ « Abattoir de Djelfah »[1].

Mais voilà que, dans la suite, les circonstances m’obligèrent à reprendre le chemin du Sud : je fus admis à pénétrer à mon tour dans l’ « Enfer du Djebel-Amour », et j’y demeurai quelques mois (1893-1894). Ce dont je fus là le témoin dépassa ce que mon imagination m’avait laissé entrevoir. Et à l’heure où j’écris ces lignes, il m’arrive encore de douter de moi-même, et je me demande comment je pus, si longtemps, assister au spectacle de tant d’inutiles et de froides cruautés.

L’Algérie, on le sait, est divisée en trois parties administratives bien distinctes. L’une, de peu d’importance relativement à la grande étendue du territoire algérien, comprend les territoires civils soumis aux lois ordinaires de la métropole. Là, l’administration et la justice sont purement civiles, et, sauf quelques règlements locaux, quelques arrêtés particuliers de maires, certaines dispositions spéciales aux mœurs et aux coutumes musulmanes et quelques légères différences de procédure, les indigènes, comme les Européens, sont régis par nos codes français et dépendent de la juridiction de nos tribunaux habituels[2]. Les

  1. Les scènes d’épouvante dont la caserne du bataillon d’Afrique détaché à Djelfah est chaque jour le théâtre ont fait donner à ce lieu, par les habitants de la ville, le nom d’Abattoir de Djelfah. Le soir, à la tombée de la nuit, on perçoit des hurlements, des râles, des cris de détresse, des supplications. Ce sont les sous-officiers du bataillon qui se distraient en visitant les locaux disciplinaires. Un de leurs plaisirs favoris est de se rendre, après le repas du soir, dans les cellules où sont enfermés les punis. On ouvre un premier cachot, et tandis que, dissimulés dans l’ombre, derrière la porte, quelques sergents attendent l’un d’eux s’approche de l’homme détenu, et, pour lui enlever toute méfiance, il engage la conversation, l’interroge sur son passé, sur sa famille, paraît même s’apitoyer devant les rigueurs du règlement. Puis, lorsque le malheureux prisonnier s’amollit, complètement rassuré, tout heureux de trouver dans sa solitude un confident à ses peines alors qu’il ne croyait avoir devant lui qu’un bourreau, l’autre l’étourdit d’un coup de poing en pleine face, et ceux qui attendaient dehors en profitent pour s’élancer. En deux temps, l’homme est ligoté, bâillonné et consciencieusement « passé à tabac ». Cela continue ensuite dans les cellules voisines, et c’est pour les gradés du bataillon d’Afrique un agréable et presque quotidien passe-temps d’agrémenter ainsi de pittoresques soli de nerfs de bœuf le monotone concert de leur existence. Et ils peuvent s’y livrer en toute sécurité, tant ils savent qu’ils n’ont pas à redouter de leurs victimes des réclamations qui ne seraient pas écoutées.
  2. Il ne faudrait pas croire cependant que les indigènes du nord soient pleinement satisfaits de l’autorité civile qu’ils subissent. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les différents rapports de la Commission sénatoriale chargée, en 1893, d’une enquête administrative dans les communes civiles de l’Algérie. Non pas que cette enquête soit exempte de partialité. La Commission interrogea presque exclusivement les caïds et les aghas. Or, on ne doit pas oublier que ces fonctionnaires sont nommés par le gouverneur général de