Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/191

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d’ailleurs l’auberge était porte à porte. L’odeur du fricot montait, et les cri-cris de la graisse semblaient les premiers bouillonnements d’une promesse. Le Vieux dit :

— Dis donc, ma Vieille, puisqu’il y a bien de quoi, ils vont tous aller dire bonjour à leur cousin Bousset et ils ramèneront le petit Jean pour manger avec nous.

Le petit Jean Bousset avait vingt et un ans et était sorti de l’École Centrale avec le n° 8. Il travailla comme une bonne petite fille à qui l’on dit : « Maintenant que tu es une grande fille, il faut t’occuper. Tu vas faire de la dentelle. » Ses yeux bleus avaient un joli regard qu’autrefois l’on eût dit timide et caché derrière un buisson, mais qui rayonnait avec plus de force depuis qu’il était soutenu par un diplôme. Et sa mèche blonde semblait un accent.

Il revint avec eux tous.

— Ah ! mon petit Jean, je suis content que tu sois venu. Et puis je vous réponds qu’il ne vaut pas cher. Arrive là, mauvais gars !

Et le Vieux l’embrassait avec ses vieilles lèvres molles et déshabituées.

Quand tout le monde fut à table, il y eut un rayonnement. Le Vieux avait faim à cause de la misère, ses enfants avaient faim à cause du voyage et la Vieille, comme une ancienne cuisinière, aimait à sentir l’abondance. Le lapin dans les assiettes, le vin dans les verres, le pain sur la table, formaient un appétit derrière lequel on sentait encore d’autres choses à manger et d’autres choses à boire. Les idées s’arrêtaient sur le rôti, se complétaient avec du fromage et du pain, après quoi elles partaient du côté du café, du côté de l’eau de vie et se reposaient sur l’après-midi tout entière où l’on aurait de la goutte dans les verres. Comme un jour de voyage, le Vieux se voyait emporté, se poussait lui-même, et toutes les forces de sa vie surgissaient et semblaient élever son cœur au-dessus de la table.

Les heures de l’après-midi étaient encore à venir, le temps était encore à naître, la joie ne se balançait pas même et restait au-dessus de la chambre comme une nuée calme et profonde. Chacun mangeait avec sentiment. Quelques mots parfois :