Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/195

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le vin couleur de pipe culottée. Et, désignant Jean Bousset, le Vieux s’écriait :

— Ah dame ! c’est celui-là qui me l’a donnée. Quand je vous dis qu’il n’y en a pas un autre comme lui ! Il vient, il s’assoit sur le banc : « Vieux, donne-moi une prise ! » Moi : Et toi, bourre ma pipe. » Et voilà, on reste à côté l’un de l’autre. Et puis je vous réponds qu’il sait causer ! Moi, je ne suis qu’une vieille bête, mais tout de même ça me va. Comme il dit : « Tu comprends, mes parents se sont imposé des sacrifices. À présent, je vais gagner quatre mille francs, c’est vrai, mais auparavant combien je leur ai coûté ! » Pauvre enfant, va !

L’eau de vie venait de chez le père Rondet. On la payait trente-huit sous la bouteille et elle avait un bouquet. Tout le monde, dans la ville, savait que le père Rondet l’épicier avait du bon café et de la bonne eau de vie : il se servait depuis plus de trente ans dans la même maison, et on lui fournissait de la marchandise pas comme aux autres. On la sentait dans l’arrière-gorge, qui vous remontait encore au palais. Les grosses bouffées de la pipe sortaient : pouf ! pouf ! irritaient la poitrine et faisaient cracher, si bien que l’eau de vie semblait un cordial qui va droit au cœur.

— Mes enfants disait le Vieux, nous avons un bon moment à passer ensemble. Vous dites que vous partirez vers les sept heures. Il faudra encore manger un morceau.

Il disait :

— Vois-tu, mon Jacques, moi quand j’y pense que tu es mécanicien et que tu gagnes bien ta vie, je me dis : « Tout de même c’était un bon garçon. » Tu avais bien tes défauts comme tout le monde, mais tu ne buvais pas. Quand monsieur Edmond Lartigaud t’a donné un coup de main pour entrer au chemin de fer, je ne pensais pas à ce métier-là. Mais surtout, mon gars, moi j’ai peur. Des fois, dans tout ce monde, il paraît qu’il y a des grèves. Ne les écoute pas. Il y en a des tas qui attendent les places, et ce sont ceux-là qui font mettre les autres en grève pour leur marcher sur le pied. Et toi, mon François, tu n’es pas un mauvais garçon. Seulement tu aimais à boire. Je ne dis pas que ce soit un défaut, ça dépend des moyens qu’on a. Que veux-tu ? Tu aurais pu te faire une position comme ton frère, au lieu de