Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/275

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Il leur restait pourtant un rayonnement de petite fille, cette émotion qu’éveillent deux rayons de soleil dans une source. Et maintenant ils gardaient une sorte de supplication pareille à la douceur d’un enfant nu.

— Oh ! je sais tout ce que tu vas dire. Tu ne peux pas me donner raison, parce que tu n’étais pas à ma place, et je ne puis pas condamner un mouvement de mon cœur. Tu sais, je vous l’ai écrit, que les ouvriers voulaient se mettre en grève. Tout de suite, je me suis dit que c’étaient des choses qui ne me regardaient pas parce que quand on fait pour soi, il ne faut pas regarder plus loin. Mais François Perdrix m’a tout expliqué.

— Ça, je te l’avais dit ! s’écria Pierre Bousset. Quand tu as voulu faire entrer François Perdrix dans ton usine, je te l’ai dit : Les parents, il faut toujours les tenir à distance. Ils s’en font accroire et des fois pour les excuser on est conduit à commettre tout un tas de bassesses.

— Enfin, dit Jean, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui. Au contraire, il avait le cœur sur la main.

— Oh ! tous les soûlards sont comme ça. On dit : « Ils ont le cœur sur la main » et on ne compte pas toutes les fois où ils détournent les autres.

— Ah ! j’ai compris bien des choses, mon père ! Comment expliquer tout ce que j’ai compris ? Il y a des moments encore où voir et comprendre, cela fait dans ma tête un bruit comme si le monde n’y pouvait tenir en place. Je te le répète, c’est François qui m’a fait comprendre. J’ai vu, des soirs. Je lui disais : « Je m’ennuie, je n’ai pas même un camarade et je mange sur des tables d’hôtel un dîner trop bien servi. » Il disait : « Viens chez moi ; tu ne sais pas ce que c’est que de manger les bonnes choses parce que tu ne travailles pas et que la faim fait partie du travail. Tu mangeras la soupe avec nous et nous te dirons au moins que tu es heureux d’en être où tu es, et de regarder l’ouvrier en faisant l’amateur. » Je lui disais : « Mais je travaille aussi ! Voir, comprendre, analyser, être ingénieur ! Toi, ce sont tes bras ; moi, c’est ma tête et mon cœur qui peinent. » Il riait : « Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! Quand je rentre le soir avec la gueule sèche, et que je mange de la soupe, moi