Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/277

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trois francs dix sous ne vont guère plus loin qu’un verre de vin et une assiettée de soupe aux choux. Bien entendu, vous avez aussi des frais, mais nous voudrions gagner quatre francs par jour et, pour tout vous expliquer, il faut que vous y consentiez ; parce que l’argent donne du courage à l’ouvrier. » L’autre les recevait avec cette assurance des riches, assis tout droit dans un fauteuil et qui portent la tête comme si elle dominait la vôtre. Il n’eut pas beaucoup de mal avec son éducation, ses habitudes de maître, sa stabilité de patron, pas beaucoup de mal à les troubler tous trois. « Messieurs, dès maintenant, je vous dis : Non ! La Société n’a pas à tenir compte de vos volontés. Nous vous payons trois francs cinquante par jour et nous estimons qu’il vous appartient de baser votre vie sur votre salaire. Quant à vos insinuations, j’emploierai tel moyen qui me plaira pour fortifier votre courage. Du reste, nos bénéfices ne sont pas ce que vous imaginez, vous qui ne connaissez ni nos efforts ni nos désillusions. » C’est alors, mon père, que je me suis senti ton fils et que je me suis rappelé tes mains, ton dos qui travaille et les roues des voitures. Les trois ouvriers semblaient trois enfants chez leur père, avec des cœurs qui se gonflent et ne sentent plus. Ah ! je croyais bien être un ingénieur. Je m’étais imaginé sur les bancs de l’école que ma tête était pleine de science et que cela suffisait. Mais tout le sang de mon père, les jours que j’ai passés dans ta boutique, et ces bouffées qui vous montent à la tête et semblent venir de bien loin, tout cela criait comme une grimace, comme une serrure, comme une clé. J’ai pris la parole : « Monsieur le Directeur, je les connais. Il y a mon cousin qui travaille à l’usine. Comprenez-vous ce que c’est, la vie des acides et celle du charbon ? » Si tu avais pu voir ! Il me regardait avec ses yeux, comme si de la glace avait pris leur prunelle : « Monsieur l’ingénieur, je ne permettrai ni à vous qui êtes un enfant, ni à eux qui sont des ouvriers, un seul mot pour discuter mes paroles et mes actes. Messieurs, vous pouvez vous retirer. » Je suis devenu chien comme un chien libre. Une porte s’ouvrait d’un seul élan. Nous avons du moins l’insolence, nous les pauvres, et les coups de gueule, puisque leurs armes arrêtent nos