Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/281

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malheur. D’abord, on s’assied et l’on pense au pain quotidien, puis les jours, en nous le donnant, s’approchent de nos cœurs et les rassurent comme de bons amis. Le plus mauvais moment, ce fut lorsqu’on le mit à la porte du bureau de bienfaisance, parce qu’il se sentait vieillir et que les années sont tremblantes. Alors, il connut tout. Sa vie branlait comme un outil mal emmanché, et il ne pouvait y mettre la main sans le sentir incapable et usé. Elle avait les flexions d’une bête qui se dérobe, les coups de tête inattendus d’un vieux cheval que la fatigue cabre une dernière fois et qui va crever à cent lieues de sa mangeoire : « Tonnerre de Dieu ! pensait-il, j’irai me foutre à l’eau sans prévenir personne et je noierai la gale que je porte, avant qu’elle ait percé mes os. » Et puis, tout passa, et ses fesses reconquirent leur aplomb sur son banc. Les idées lui remontaient ; respirer, — respirer seulement, — était bon, et s’asseoir, regarder la rue, manger du pain sec, tout cela formait de la vie et le mettait encore au milieu du monde parmi les plaisirs de l’air, de la lumière et de la circulation des rues qu’on aime à voir. Mais lorsque Jean Bousset fut là, il s’éveillait le matin : « Pauvre petit gars, il viendra s’asseoir sur mon banc. » C’étaient deux bons amis. Jean descendait, sur le coup de neuf heures, ayant mangé la soupe : « Ah ! te voilà, mon frère ! » Il se reculait et lui laissait une grande place. Ils s’embrassaient toujours. Dans le temps, les bonnes femmes disaient : « C’est joli, un grand garçon de son âge, de vous embrasser comme ça. » Alors la journée commençait. Ils gardaient souvent la tête basse, l’un et l’autre, et Jean disait : Il ne fait pas chaud, ce matin. » Le vieux répondait : « Ma foi, non ! Je crois tout de même qu’on aura le beau temps, parce que, quand ma jambe ne me fait pas mal, c’est bon signe. » Jean dessinait sur le sol des rainures bien plus fines, à cause de la semelle de ses souliers. Parfois, il dessinait des triangles, menait les trois hauteurs et avait beaucoup de peine à les faire concourir en un même point. Il s’essayait à tracer des circonférences, mais la chose est impossible parce que le pied ne tourne pas.

Vers dix heures, passait Nénesse, le marchand de journaux. Il avait une grosse tête et les jambes torses, et depuis si longtemps on le voyait dans le pays, que les journaux avaient