Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/289

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travaille. Et il était sûr qu’on allait être obligé de lui couper la jambe.

Il s’asseyait sur le banc, il baissait la tête bien davantage et bien plus longtemps. Le dos lui en faisait mal lorsqu’il la relevait. Autrefois, avec le coin de son sabot, il traçait des rainures, s’amusait à des entrecroisements de lignes et se laissait guider par quelque fantaisie de ses pieds. Maintenant, des deux sabots à la fois, il grattait le sol, remuait la terre, manifestait une dernière rage à tout dégrader autour de lui et disait en se levant : « Le diable m’emporte ! On dirait qu’un cochon se couche là où j’ai passé. »

Il n’aimait pas grand monde d’ordinaire, mais cette fois-ci il n’aimait plus personne, car la misère parlait à grande bouche, et parlait tant, qu’on n’entendait pas d’autre voix vivante. Jean venait s’asseoir. Le Vieux lui gardait un sentiment qui restait dans un coin de sa tête, qui ne faisait pas de bruit et qu’il sentait exister comme une chose que l’on ne voit pas mais que l’on sait exister. Celui-là seul, il pouvait le supporter. Ah ! il y avait bien des bavards qui se campaient auprès du banc et qui vous faisaient maudire la vieille habitude que l’on a de causer avec les gens. Il est triste d’être un homme civilisé et de ne pas clouer les becs. Il y en avait qui restaient campés des quarts d’heure ; il avait beau leur répondre d’une voix malhonnête et couper les branches du discours, ils vous suçaient, vous arrachaient mot par mot, pensée par pensée, voulaient vous forcer à descendre dans votre cerveau comme s’il y avait de la place pour tous les passants. Mais Jean était un ami, quelque chose comme une partie de vous-même dont on ne s’occupe que lorsqu’on en a l’envie. Ils restaient l’un à côté de l’autre et goûtaient ce privilège qu’ont les cœurs unis de ne pas se demander de paroles. « Ah ! cher, enfant, reste là sans rien dire : C’est ton Vieux. Vois-tu, quand je te sens à côté de moi, je sais bien que je suis un malheureux, mais quand même il me semble qu’il y a du changement. » Il laissait alors toute sa tête s’en aller, son cœur gonflé couler dans sa poitrine et répandre ce sang noir qu’ont les pauvres. Et toute sa jambe s’en mêlait et garnissait ses sentiments, et elle était grande et essentielle, et il y avait des moments où elle lui remontait sous le crâne et