Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/334

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par son brusque transfert à la prison militaire d’Alger où il allait attendre sa comparution devant le tribunal militaire, Boqui, en sa pauvre jugeotte d’idiot, ne s’imagina-t-il pas l’heure de sa libération venue, et sa seule préoccupation, manifestée pendant son séjour à la prison et au cours de ses interrogatoires, tant à l’instruction qu’au conseil de guerre, fut de connaître la date — qu’il croyait si proche — de son embarquement pour le retour définitif dans ses foyers. Cela seul donne une idée suffisante de l’état mental de cet homme. Son état physique, d’ailleurs, était à l’avenant ; jamais je n’avais vu un être aussi maigre ni aussi faible, et, à la prison militaire d’Alger, la chiourme elle-même n’osait déranger, pour l’envoyer en corvée, cette ombre chétive qui se traînait tout le jour en s’appuyant aux murs de la cour du fort, et que ses camarades étaient obligés de soutenir le soir, à l’heure du coucher, pour l’aider à rentrer dans sa chambre[1]. Pour une fois, les membres du conseil de guerre, eux aussi, se montrèrent pitoyables, et ils n’osèrent déclarer responsable un être dont la place eût été plutôt en quelque maison de santé qu’à une compagnie disciplinaire. Boqui fut acquitté… et renvoyé à la 4e compagnie de discipline. Il n’y demeura pas longtemps. Dès son arrivée à la compagnie, il fut expédié dans le sud, et un jour, pendant un exercice trop prolongé de pas gymnastique, il tomba, à bout de forces, et ne put se relever malgré les injonctions de son sergent. Il fut traduit de nouveau devant le conseil de guerre pour refus d’obéissance, et condamné, cette fois, à deux ans de prison[2]. Sa peine finie, il

  1. L’envoi de ce malheureux aux compagnies de discipline pourrait sembler une exception, le résultat d’une regrettable erreur. Il n’en est rien. De tels êtres sont foule à la 4e compagnie de discipline, qui, outre les indisciplinés, reçoit encore les mutilés et les simulateurs. Or, l’idiotie et la faiblesse d’esprit, de même que certaines infirmités chroniques ou cachées, sont des tares qui échappent à l’examen superficiel des conseils de révision. Mais au régiment, que faire de ces pauvres hères, mal fichus, impotents d’esprit et de corps, incapables de tout service ? Souffre-douleurs de leurs chefs et de leurs camarades, malheureuses bêtes égarées au milieu de ces vaillants guerriers, ils deviennent bientôt une gêne, une honte pour le prestige de l’arme. Et on s’en débarrasse de la façon la plus simple, la plus commode, la plus sûre. Une seule accusation du médecin-major, un qualificatif, un mot : « simulateur » — suffit, et l’homme disparaît, légalement, enterré au fond d’un bagne d’Afrique. L’honneur du régiment est sauf, l’infaillibilité du conseil de révision aussi, et on n’entendra plus parler de cet être impuissant autant qu’embarrassant. Aussi la section des « simulateurs » est presque exclusivement composée d’idiots et de gâteux. Cette dernière infirmité est commune à la 4e compagnie ; pour beaucoup elle fut la cause de leur envoi aux compagnies de discipline, sous prétexte de simulation. Mais oui, parce qu’ils étaient gâteux, tout simplement. Et à la compagnie disciplinaire — où il faut bien les garder jusqu’à ce qu’on s’en soit débarrassé d’une autre façon, on leur fait passer la nuit le plus souvent, par mesure de propreté, sur le lit de camp du corps de garde ou, à défaut de place, sur les planches de la salle de police. On comprendra, que la chiourme, avec de tels malheureux, ait beau jeu pour exercer sans péril ses capacités tortionnaires et pour s’entretenir la main. Et, à la vérité, les traitements infligés à ces victimes de l’ânerie ou de l’injustice des médecins-majors sont indignes et atroces.
  2. Les cas semblables de refus d’obéissance sont fréquents aux compagnies de discipline ; et s’il arrive que, vaincu par la fatigue, les misères, les privations et le climat, un homme s’affaisse pendant un exercice commandé, et que le médecin-major ne consente pas à le reconnaître malade (et très rarement il le reconnaît tel), l’homme est traduit devant le conseil de guerre pour refus d’obéissance.