Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/559

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Les Trois Amours de Benigno Reyes

Pour Georges Poirel.

I

Ce matin-là il parut à Benigno Reyes qu’il s’éveillait, non seulement de son long sommeil sans rêves, mais encore d’une torpeur de quinze années qui l’avait rendu indifférent à l’étrangeté des êtres et des choses.

De sa fenêtre il apercevait l’immense rade foraine aux flots verdâtres un peu jaunis, comme huileux, sous le ciel d’outremer intense dont toute la splendeur ne parvenait pas à modifier la teinte morne du grand désert marin à peine mouvant, sans écumes et sans courants perceptibles.

L’Océan Pacifique, partout ailleurs si radieusement céruléen, semble, sur plus d’une centaine de lieues, le long de la côte sud-ouest du Pérou et de la portion tropicale du Chili, refléter la tristesse de la terre effroyablement aride et farouche.

Tout près de Benigno, un petit quai aux pierres fendillés s’effritait entre deux maisons basses d’un délabrement sinistre : toits grisâtres crevés par places, vérandas effondrées sur des piliers en arcs, volets à moitié arrachés. Et le plus lugubre, c’était que ces ruines avaient des habitants, — d’affligeantes familles aux teints de sépia, maladives et déguenillées, dont les enfants ulcéreux et rachitiques somnolaient devant les cases, accroupis dans la poussière et les ordures, ou jetaient des pierres à des chiens inclassables.

Des rails luisants — c’était tout ce qui brillait dans le paysage — filaient à perte de vue sur le sol fauve et sec entre deux rangées de poteaux télégraphiques, seule végétation de la contrée — avec un maigre cocotier empanaché de pennes plutôt jaunes, un acacia épineux vestige d’un square dont les grilles subsistaient, cinq ou six cactus-raquettes d’un ton de cendre à peine verdie et trois aloès monumentaux mais valétudinaires : des aloès mal portants !…

Un semis de plâtras, de construction roussâtres ou crayeuses,