Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/561

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en revanche, abondaient sur le marché de jolis morceaux de cuir de basane connus sous le nom flatteur de tasajo [1] ; — certains colosses munis d’estomacs de tôle ou de platine se vantaient, en exagérant un peu, d’avoir digéré de ces tiges de bottes au moins trois fois dans leur vie, après quelques heures de combat.

Les jours de spleen on avait la ressource de faire pas mal de lieues dans la… campagne, sur la plate-forme du tramway électrique de système ultra-perfectionné qui circulait depuis un point sans nom dont la population consistait en un factionnaire gratifié d’une guérite à claire-voie jusqu’à la station « del Gran’Libertador », — moins triste, — puisqu’à défaut de tout abri humain on y voyait encore les fondations d’un ancien magasin à salpêtre — et que de hardis spéculateurs avaient eu jadis l’intention d’y construire un casino ! — Ils avaient eu bien soin de ne rien bâtir du tout après y avoir mieux réfléchi, mais une personne d’imagination moyenne pouvait toujours passer quelques minutes agréables à se figurer la somme d’animation et de gaîté qu’eût fournie un kursaal édifié en un pareil endroit. Cependant la Compagnie du Tramway (Limited) faisait mal ses affaires bien qu’une excursion en l’un de ses cars offrît tout autant d’intérêt, grâce à la variété des sites, qu’une promenade sur une table de cuisine passée à l’ocre et indéfiniment prolongée.

Il y avait aussi un chemin de fer qui pouvait, un jour ou l’autre, d’après les projets de ses entrepreneurs, réunir Toboadongo à divers « grands centres » de la Bolivie. Mais la gare seule était terminée, les travaux ayant dû prendre fin le jour où la Société du « Ferro-Carril internacional Sur-Americano » avait reçu la désastreuse nouvelle du naufrage de sa locomotive coulée à pic dans le détroit de Magellan avec le steamer qui l’apportait.

Il y avait de plus les parlotes chez le pharmacien ; le club installé dans la fameuse gare, un club où les cartes tachaient les doigts et où l’on ne trouvait à boire que de l’eau-de-vie de Pisco, un club où sur douze membres dix étaient, la plupart du temps, malades ou en voyage ; l’hôtel belge où l’on mangeait du homard conservé…

Il y avait encore…

Mais Benigno trouvait tout cela parfaitement insuffisant, surtout ce matin-là où la tristesse le reprenait à la gorge aussi furieusement que le jour de son arrivée, — après quinze ans d’un engourdissement qu’il ne s’expliquait plus.

Il importe de dire que Reyes était un calme canarien du Puerto

  1. Viande séchée.