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Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/578

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reins comme dansant suivi d’une prompte et souple torsion de la taille et des hanches qu’il crut bien reconnaître :

Encore qu’elle parlât espagnol avec un accent neutre qui ne pouvait guère révéler sa province natale, la locution qu’elle venait d’employer était presque exclusivement ténériffienne. Il ne sut s’empêcher de l’interroger :

— Voici une petite phrase qui me ferait croire que vous êtes isleña [1].

— Vous connaissez les Canarias ! s’écria-t-elle d’un ton vaguement alarmé.

— Très peu, très peu ! se hâta de répondre Benigno. J’ai fait jadis escale à Santa-Cruz de Ténériffe et passé deux jours dans l’île.

— Ah, tant mieux, fit-elle involontairement.

Elle rougit et se reprit :

— Je voulais dire que… nous sommes si loin de mon pays que je ne vois guère d’inconvénient à vous avouer que je suis tinerfeña. [2]

— De Santa-Cruz ? De La Laguna ?… du Puerto ?

Elle perçut l’hésitation et, cette fois, devint très pâle, se troubla :

— Du Puerto ? Vous me connaissez !… Non, ce n’est pas possible !

Ne me dites pas cela !

— Comment voulez-vous que je vous connaisse puisque je n’ai jamais été qu’à Santa-Cruz ! Je vous parle du Puerto comme je vous citerais Icod, Guimar ou Granadilla, — des noms que j’ai entendus… Rien de plus !

Mais il était lui-même très ému. Il avait la presque certitude qu’il voyait Pepa devant lui. Eh oui ! aveugle ! Il n’y avait jamais eu deux Pepa dans le Puerto ! C’était elle !

C’était elle, changée, — mais pas comme il l’aurait cru : les traits demeuraient très semblables à ce qu’ils avaient été jadis ; l’expression seule différait, la physionomie avait dû se modifier dans un sens tandis que ses souvenirs à lui l’altéraient dans un autre. C’était pour cela qu’il ne l’avait pas reconnue tout de suite.

C’était Pepa, plus forte, plus grasse mais non empâtée, incroyablement jeune de lignes pour ses trente-huit ans. Cette pose de cou, ce port de tête n’avaient pas leurs pareils. Le teint rose-thé s’était ambré un peu tout en restant transparent, mais la bouche n’avait pas varié : ses arcs rouges délicatement charnus n’avaient rien perdu de leur grâce grisante ; la courbe du nez

  1. Insulaire, — canarienne.
  2. Ténériffienne.