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Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/182

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être que je t’ennuie ? Tu es gentil de ne pas me le montrer. J’ai du plaisir à te raconter tout cela, pour que ce passé, qui fut toute notre vie, ne soit pas tout à fait perdu. Je n’ai plus beaucoup de mois à vivre, apparemment ; mais, toi, tu te souviendras encore un peu de ces trois pauvres vieilles filles… Tiens, verse l’eau dans la théière, mets du sucre dans nos tasses et approche la petite table…

« L’histoire d’Emmeline Lefèbure, lourdement appesantie à présent dans son fauteuil d’impotente, est d’une mélancolie plus douce et d’une tristesse moins amère. Non que sa vie ait été plus gaie, mais elle l’a supportée avec plus de patience ; maintenant encore qu’elle n’a plus sa raison, elle est toute souriante, tant la bonne humeur lui est naturelle. Elle a pratiqué constamment cette adorable vertu : la résignation. C’est la plus belle vertu d’ici-bas, et la plus utile : elle est d’un emploi journalier, puisque nous souffrons, sur terre, journellement. Un soir, elle voulut faire la leçon à Sophie et l’encourager à la patience. Son sermon n’eut pas grand effet, je n’ai pas besoin de le dire. Elle lui expliqua avec douceur que la souffrance est une chose toute naturelle et contre laquelle il ne faut pas se révolter. « La révolte, disait-elle, implique une prétention au bonheur tout à fait déplacée en ce monde. De quel droit voulons-nous donc être heureux ? Est-ce que cela nous a jamais été promis ? Est-ce que cela nous est dû ? L’avons-nous mérité par de beaux exploits ?… Et puis d’abord, le Bonheur, le Bonheur, c’est facile d’en parler, mais on ne sait trop ce que cela veut dire. Et puis, je suis sûre qu’on en reviendrait bien vite et qu’on s’en ennuierait… » Et elle concluait en souriant : « La douleur est plus variée ; on finit par y trouver de l’agrément, mais il faut l’accepter telle qu’elle, sans révolte… Seulement, tu ne seras jamais raisonnable, mon amie. » Sophie ne se fâchait pas, tant elle la savait bonne et compatissante.

Elle devint orpheline presque en naissant. Un oncle dont elle était la filleule la recueillit. Ce brave homme était veuf et père d’un petit garçon du même âge à peu près qu’Emmeline. Les deux enfants furent élevés ensemble jusqu’à huit ou dix ans, et puis Emmeline fut mise au couvent pour y terminer son éducation. C’est à ce moment-là que je l’ai connue : elle était déjà très sage et bien tenue, comme une petit femme, et si gaie, si en train ! Toujours prête à se sacrifier pour les autres, oubliant toujours de penser à elle-même : on l’appelait : « la bonne Emmeline » : À quatorze